Chapitre 11

Le social selon les sciences sociales


Pour les sciences sociales le “social” reste incontournable.

La sociologie continentale se comporte actuellement comme, auparavant, l’ethnologie. Les ethnologues, dont les travaux étaient précis, documentés, “objectifs”, faisaient appel cependant, sans qu’ils y prennent garde et souvent même avec les meilleures intentions du monde, à leurs propres critères, à savoir aux catégories de la modernité occidentale, industrielle. Ils aboutissaient ainsi à la description de “primitifs”, de “sauvages”, de populations décrites négativement: sans histoire, sans économie, même parfois sans logique, etc. Considérées par rapport à nous, elles manquaient, en fait, de ce que nous, les “civilisés”, nous considérons comme histoire, comme économie et même comme raison. Pour nous, en effet, il n’y a qu’une histoire (la nôtre, événementielle), qu’une économie (la nôtre, “formelle”, de marché), qu’une raison (la nôtre, “digitale”, opposée à la logique “analogique”, pour parler le langage des ordinateurs mais aussi celui de Lévy-Bruhl, 1922).

Ainsi, tout se passe comme si la sociologie avait pris la relève de l’ethnologie: les catégories énonciatives à l’œuvre amènent en effet les sciences sociales à définir certaines populations, cette fois bien de “chez nous”, de façon également négative, à savoir par ce qu’elles “n’ont pas”: on parle ainsi d’inactifs, d’improductifs (cf. la critique à ces dénominations in Pellegrin, 1992) et, plus récemment –je ne donne que des exemples marquants– de “miséreux” (Bourdieu), de “désaffiliés” (R. Castel), de “galériens” (F. Dubet et les jeunes de la “galère”), sujets de “honte” (V. de Goulejac) pour eux- mêmes et objet de “pitié” pour tous.

Maintenant, personne ne parle plus de “primitifs”. Les peuples décrits jadis comme tels par les ethnologues n’ont pas changé, mais bien plutôt les catégories mentales de leurs observateurs: cela permet à ces derniers une énonciation ou mise en forme différentes. Les descriptions deviennent positives, prenant en compte non pas ce que les populations observées ont (ou n’ont pas) par rapport à nous, mais ce qu’elles sont, leurs caractéristiques propres.

La sociologie, cependant, ne semble pas avoir suivi l’évolution de l’ethnologie. Elle continue d’employer des critères inadaptés et paraît ainsi ignorer l’apport de certaines théorisations qui pourraient davantage la servir. Il s’agit, par exemple, des Actes de Langage, qui passent de la chose énoncée à l’acte de celui qui l’énonce et invitent donc à prendre en compte les catégories énonciatives de celui-ci. Il s’agit encore de l’articulation RIS, qui permet de distinguer les niveaux d’énonciation, Imaginaire et Symbolique, dans la mise en forme du Réel.

Dans le cas du “social”, la sociologie ne se demande pas quels sont les critères à l’œuvre qui l’amènent à un constat de dysfonctionnement dans la société, ainsi qu’à la recherche de solutions en termes de remèdes ou d’alternatives. Ces solutions sont différentes mais ont un dénominateur commun: elles relèvent d’une énonciation imaginaire, à travers des catégories à visée de complétude.

En fait, sur le plan de l’imaginaire, lorsque nous avons affaire aux catégories de la séparation –sous forme de hiatus, de béance ou seulement de contradiction– nous n’avons de cesse que de la réabsorber, la régler, la colmater, la boucher en apportant ou des remèdes ou en proposant des propositions alternatives, qui ne touchent cependant pas, les uns comme les autres, au système économique en place.

Dès lors que nous estimons que nous avons affaire non pas à un acte de mise en forme ou d’énonciation mais à des données énoncées à interpréter comme des faits, nous n’avons en effet pas d’autre issue. Ayant constaté des “failles” sous forme de dysfonctionnements divers, il s’agit de les réparer.


Les “ruses” de la raison sociologique

Nous avions déjà pointé la difficulté d’articuler le registre de la complétude imaginaire avec l’incomplétude d’ordre symbolique car notre modernité se définit justement par l’aspiration de l’individu à une indépendance et une liberté imaginaires. D’où, en conséquence, la tentative constante d’évacuer ce qui relève de l’incomplétude, comme la notion d’(inter)dépendance. particulièrement refoulée par la sociologie au moyen de ruses contre lesquelles je tiens à la mettre en garde. Elles sont multiples.

Par ex., l’amalgame effectuée volontiers entre une forme de dépendance passive, à l’ancienne manière, aux dieux et aux rois, et un “ancrage” actif au champ symbolique: le langage (défini ainsi comme ordre symbolique et non plus seulement comme un moyen, un outil) dont nous dépendons mais à la construction duquel nous participons tous.
Par ex. encore, la difficulté que nous avons à comprendre ce qu’est le mythe. Dans le cas de populations premières mais aussi pour nous, il s’agit d’une explication du monde. Or, elle est dite religieuse d’un côté et scientifique de l’autre. En fait, elle est en relation avec les moyens que les uns comme les autres, archaïques et “civilisés”, mettent en œuvre: si, dans un cas, cette explication est scientifiquement plus élaborée, elle n’est toutefois pas moins valable, “heureuse”, dans l’autre cas. Notre explication du monde pourra changer demain, dès lors que nous disposerons d’autres moyens techniques plus perfectionnés et de catégories énonciatives encore plus efficaces: il reste que cette explication est notre “mythe” actuel, celui qui nous permet d’ordonner le monde d’une certaine façon, la nôtre, aujourd’hui.

“Scientifique” et “symbolique”, ces termes ne s’opposent pas, au contraire. Le symbolique n’est pas à décliner seulement au passé: s’il y a du symbolique à l’œuvre dans le cas de l’échange des biens précieux ou cérémoniels, il y en a nécessairement et heureusement aussi, contrairement à ce que l’on répète, dans le cas de l’échange marchand des biens matériels, tel qu’il s’effectue chez nous maintenant. Cependant, il ne se configure pas de la même façon. La façon d’ordonner le monde –de le symboliser– a changé dans le temps. C’est pourquoi nous disions au début qu’il ne s’agit pas de changer nos catégories énonciatives: il s’agit de consentir à prendre en considération la nécessaire articulation au registre symbolique de l’incomplétude.

Les catégories énonciatives d’ordre anthropologique, comme “l’ancrage”, mais aussi la “dette” et les rapports de “place” par exemple, ne se déploient certes pas de la même façon hier et aujourd’hui: si nous les avons rappelées ici, c’est qu’elles nous permettent de prendre de la distance par rapport à notre propre mode de penser et d’énoncer. Nous voudrions seulement montrer que celui dans lequel nous sommes nés n’est pas “évident”. D’où la nécessité de changer la façon de poser les problèmes.
D’autres catégories énonciatives sont dès lors nécessaires et elles nous mènent ailleurs.

Chapitre 12

Actes de Langage (école d’Oxford)


La sociologie continue d’employer, disions-nous, des critères inadaptés. Je voudrais donc montrer comment l’apport de certaines théorisations pourraient davantage la servir: par exemple, les Actes de Langage qui, passant de la considération de la chose énoncée à l’acte de celui qui l’énonce, invitent à prendre en compte les catégories énonciatives de celui-ci.

Dire, c’est faire: c’est catégoriser le monde, c’est y prendre place

Pour nous, parler n’est pas agir. Pour nous, et selon vingt-cinq siècles de tradition philosophique, l’agir se perd dans la contingence de l’individualité, de l’intentionnalité, de l’affectivité, sans cesse aux prises avec la violence et le désordre des particularités individuelles.
Nous subordonnons le domaine du particulier et de l’individuel à la connaissance de l’universel, nécessaire et rassurante: la notion de concept, qui ouvre l’accès à la totalité du réel, le permet. Il n’a des comptes à rendre qu’à la pensée, cogito universel et indépendant.

Ainsi, pour nous, qui avons été habitués, depuis toujours, à séparer paroles et actions, l’œuvre du philosophe-linguiste anglais Austin constitue une révolution. Les philosophes, remarque-t-il, prennent en compte seulement les énoncés qui traitent du vrai et du faux: les “constatifs”.
Au contraire, ce qui est intéressant ce sont les énonciations: celles-ci ne relèvent nécessairement pas du vrai et du faux, mais en revanche permettent d’accomplir des actes: les “performatifs”. Un exemple: quand je dis “je promets”, je fais effectivement un “acte”, l’acte de promettre. Vrai ou faux, cela a peu d’intérêt. En effet, que je sois conscient, au moment même où je promets, que je ne tiendrai pas ma promesse ou que, étant d’abord sincère, je sois amené par la suite à ne pas la tenir, cela importe peu: ce qui intéresse, c’est qu’en promettant, je fais quelque chose, dans notre cas, j’accomplis l’acte de promettre. Cet acte crée une “obligation” pour le sujet qui, en énonçant –ici, en promettant–, “s’engage” donc dans sa parole et entre, de ce fait, dans le champ symbolique des échanges, d’actes comme de paroles (le sujet donne, reçoit, a des obligations, est en dette).
Dès lors, –et c’est bien là un retournement pour notre pensée–, le langage constitue un acte défini non plus seulement par son “contenu”, sa “signification”, mais par sa “force”, sa “valeur”. Le sujet “fait” en énonçant: il structure un champ dans lequel il n’est pas le même avant et après son acte, quelles que soient, en amont, les restrictions mentales, le refoulement inconscient et, en aval, les conséquences de son acte. D’autre part, l’autre à qui –pour en rester à l’exemple du verbe “promettre”– le sujet “promet”, n’est pas non plus le même avant et après avoir reçu la promesse, et cela quelles qu’en soient les conséquences.

C’est ainsi que l’acte de langage appelé “illocutoire” possède une force qui, inhérente à cet acte, est à considérer indépendamment des effets –d’ordre “perlocutoire”– à quoi la force donne lieu. L’acte de langage n’est donc plus réductible à son contenu, la signification.

Les notions d’acte, de force –illocutoire–, d’engagement, d’investissement, –en un mot, l’“énonciation”– nous invitent, donc, à dépasser la notion de “représentation” de “faits”: sans l’acte du sujet qui l’énonce, le monde ne ferait pas sens pour celui-ci. On ne mangerait pas les poissons d’une rivière si, pour paraphraser l’anthropologue Lévi-Strauss, l’on ne pouvait pas mettre en forme les poissons comme mangeables ou, pour nous référer au linguiste E. Benveniste, si l’on n’avait pas la possibilité de les catégoriser en tant que “poissons”. Ils seraient bien là, les poissons, mais ils ne feraient pas sens pour nous. Ainsi, en parlant, le “locuteur” ne fait pas que représenter ou encore moins informer: il prend place dans le champ symbolique du langage.

En même temps –et c’est essentiel– il attribue ou reconnaît une “place” à l’autre, le “locutaire”. “L’homme, en parlant, s’approprie l’appareil formel de la langue et implante l’autre en face” (Benveniste, 1966). Cet autre est indispensable à l’existence du sujet énonçant (le “locuteur”) qui se constitue comme tel à travers la reconnaissance de l’autre (le “locutaire”), mais aussi de l’“Autre” (le champ symbolique ou l’ordre du langage). Locuteur et locutaire se constituent dans l’inter-dépendance de l’ordre symbolique des échanges auquel ils doivent, tous deux, leur existence de sujets énonçants.
Ainsi ces sujets, qui sont “producteurs” de leur acte d’énonciation, sont, en même temps, “dépendants” de l’ordre symbolique auquel ils sont “ancrés”. Austin met en évidence l’importance du “contexte” de l’acte d’énonciation et des “procédures” qui le permettent (on ne peut pas dire n’importe quoi ni n’importe comment ni n’importe où –cf. l’exemple de l’ivrogne qui jette sa bouteille sur la coque d’un bateau et d’un officiel qui, dans une cérémonie officielle, casse une bouteille de champagne contre la même coque. C’est le même geste: le baptême dans un cas, sans aucune valeur dans l’autre–).

Dire, c’est agir selon des règles constitutives: la “Loi”

Si pour Austin “parler, c’est agir”, Searle, auteur des Actes de Langage, précise que parler, c’est agir selon des règles: elles déterminent la possibilité des énoncés comme des actes d’énonciation. Toute prise de place, mise en place ou attribution de place, se fait en effet au moyen de “règles”. Searle distingue, et c’est capital, entre règles “normatives”, qui gouvernent les formes de comportement et règles “constitutives” qui “font” ces mêmes comportements. L’existence des activités langagières dépend des règles qui les rendent possibles. Ex., le jeu d’échecs: sans l’énonciation des règles qui le font être, le spécifiant comme tel, il n’existerait pas comme jeu d’échecs.
Ces règles sont indispensables, elles renvoient nécessairement à la notion d’une “loi” immanente au champ symbolique des échanges: à la limite vide de contenu, elle dit, à la manière de Kant, la nécessité de ces mêmes règles pour l’établissement –la mise en forme– de tout acte d’échange. La notion de Loi est donc constitutive, efficace, elle ne se borne pas à interdire. Nous allons pouvoir vérifier ici, au niveau de la linguistique, ce que nous avons avancé sur le plan de l’anthropologie: la loi est intrinsèque à la définition de l’ordre ou champ symbolique des actes d’échange.
Ainsi, le champ ou ordre symbolique signifie règle et loi.

L’ancrage ou le dépassement de l’opposition dépendance/liberté

En conséquence, le “je” qui s’exprime de façon personnelle, manifestant sa subjectivité, parle cependant toujours au moyen de règles communes –publiques–, les règles de la langue.
La distinction individuel/collectif, individu/société cesse d’être pertinente, de même que la dichotomie privé/public: celle-ci relevait de l’opposition entre la parole considérée comme individuelle –privée– et la langue, définie comme une institution publique, en opposition donc entre elles (cf. Saussure, 1915).
Mais, dès lors que l’accent est mis sur l’énonciation, il est clair qu’il n’y a plus une langue, structure sociale, dont la parole serait une variation individuelle, comme le voulait Saussure. Au contraire: si le “je”-sujet qui énonce, le fait nécessairement selon des règles communes, cela signifie qu’il ne se constitue dans sa subjectivité que dans et par l’“ancrage” dans un champ symbolique commun et se trouve “dépendant” de ce champ. Il est ancré dans un ordre où il cesse d’être un individu indivisé pour se penser, au contraire, comme appartenant nécessairement à un champ symbolique, représenté ici par la communauté de langage.

Les conséquences sont intéressantes.
La première: l’opposition entre dépendance et liberté, fondamentale dans notre modernité, est dépassée. Loin d’être aliénant, l’ancrage dans/par un champ symbolique apparaît, au contraire, constitutif du sujet: il lui permet de se penser comme “libre”.
La deuxième: les catégories de la réciprocité et de la reconnaissance trouvent ici leur fondement pour le sujet, qui peut ainsi prendre de la distance par rapport à l’individu indivisé, “un”.
En effet, si le sujet “agit” en “disant” (Austin, 1970), s’il “prend place” dans l’ordre symbolique du langage et qu’il “implante, dans un même mouvement, l’autre en face” (Benveniste,1966), alors, il n’y a pas un “je” solipsiste, qui ne serait pas confronté à un autre. Même lorsque nous parlons à nous-mêmes –comme on dit– nous parlons dans et par le champ symbolique du langage. Celui-ci nous constitue, nous y sommes, l’un comme l’autre, ancrés, en inter-dépendance et en dette réciproque.
De la sorte, nos actions ne peuvent plus être considérées simplement comme des interactions entre individus libres et indépendants mais sont symboliquement médiatisées par le langage qui constitue les sujets en inter-dépendance et en réciprocité.

Le langage, loin d’être un moyen, s’institue dès lors en champ symbolique, (cf. le “tiers” dans le mythe du “hau”), ce qui donne un sens particulier à la notion de liberté: celle-ci ne se fait plus “contre”, mais nécessairement “avec” la liberté des autres. Entre les sujets, les rapports sont ainsi à énoncer en termes de réciprocité et non plus seulement de pouvoir ou de domination.
Tout cela est loin de nous paraître évident et ce n’est pas un hasard: en effet, parler en termes d’(inter)dépendance à l’égard de l’ordre symbolique, c’est sortir du plan de la complétude imaginaire propre à l’individu. Sur ce plan, l’(inter)“dépendance” est en contradiction avec “liberté”, en opposition donc avec la libération de l’individu moderne à l’égard des attaches qui l’ont jusque là aliéné. Or, les mots: “libération”, “attaches” “aliénation”, montrent que l’énonciation de la société moderne relève de catégories propres au registre imaginaire de l’individu, selon lesquelles, nous l’avons vu, ma liberté d’individu in-divisé entre nécessairement en conflit avec la liberté de mes semblables.

Discursivité ou inter-dépendance dans le champ symbolique?
(Limites des Actes de langage)

Bien que la prise en compte du langage comme médiateur invite à souligner l’ancrage du sujet à l’ordre symbolique, cet ancrage est malheureusement mis de côté par les philosophes de l’école d’Oxford comme, entre autres, de l’école de Francfort (Habermas).

Cela met en évidence les catégories énonciatives à l’œuvre: ce sont clairement les catégories de l’individu avec leurs composantes économiques et l’aspiration imaginaire à la liberté absolue, toute trace de dépendance, tout souvenir d’ancrage ayant été évacués. Il en est ainsi, par exemple, chez Habermas dans son Agir Communicationnel (1987).
Bien que les rapports entre les hommes soient chez lui toujours “médiatisés” par le langage et que les règles qui le régissent dépassent celui-ci, ces règles gardent un caractère social, contractuel, discursif.
Habermas semble oublier que, avant de contracter, coopérer, discuter ou négocier avec l’autre (ou contre l’autre), on parle –dit/fait–, c.-à-d. on partage le même champ symbolique du langage avec l’autre. Or, la “médiatisation” par le langage signifie ancrage dans le champ de l’“Autre”, l’ordre symbolique –la Loi–, ce “tiers” qui sépare en même temps qu’il unit.

C’est, en général, le reproche que nous pouvons faire aux philosophes d’Oxford et en particulier à Grice (1979) dont le principe de “coopération” présuppose, comme la notion de contrat, des individus “autodéterminés”: ils s’entendent entre eux pour arriver à un “consensus” concernant les règles qu’ils mettent en place et que l’Institution –le pouvoir– sera chargé ensuite de faire respecter.
Grice nous avait fourni un exemple intéressant de collaboration en vue de la préparation d’un gâteau.
Il écrit: «S’il me faut du sucre pour un gâteau que quelqu’un m’aide à faire, j’espère bien qu’il ne me tendra pas le sel; s’il me faut une cuiller, je veux croire que ce ne sera pas une attrape en caoutchouc»; cela suppose, pour lui, une entente préalable, une coopération entre les deux acteurs qui n’est pas aussi évidente qu’il y paraît, dès lors qu’elle interviendrait entre individus conçus comme étant enfermés en eux-mêmes.
Mais: d’où vient la possibilité de prévoir l’entente, de supposer la coopération? Du fait que les hommes sont obligés de s’entendre et de coopérer pour vivre ensemble? C’est une tautologie.
Grice avait mis en évidence l’entente que cette collaboration présuppose mais il l’attribue à la concertation discursive d’individus autonomes et rationnellement intéressés.

Habermas et Grice ne tirent pas les conséquences de la “médiation” symbolique par le langage pourtant reconnue.
De là viennent, me semble-t-il, leurs limites: on s’attend donc en vain à ce que la relation fondée sur des individus indépendants, contractant et discutant librement entre eux, puisse se constituer autrement que selon des rapports de force.

Qu’en est-il donc de cet autre, en face de moi? Un ennemi possible qui empiète sur ma liberté ou l’autre de moi, celui que je phantasme comme mon double, comme objet d’amour? Il se dérobe constamment: je cours, souvent sinon toujours, en vain, à sa recherche.
La relation entre des sujets interdépendants, parce que dépendants d’un même champ symbolique, n’en est plus à se penser en termes d’extériorité: l’autre fait partie intégrante de moi.
En conséquence, on ne peut plus parler de relation “entre” sujets, parce que l’autre n’a plus à être pensé comme une individualité, “monade sans portes ni fenêtres”, étrangère à moi-même.
Si la phénoménologie, ainsi que son représentant le plus connu actuellement, le philosophe lituanien naturalisé français, Levinas, met en scène, à l’opposé de la philosophie classique, une conscience douée déjà au départ d’altérité, (la philosophie se confondant ainsi avec l’éthique), à leur avis le “je” doit continuer à répondre de l’autre, qui reste toujours, malgré tout, un inconnu.
Que le thème principal de la philosophie de Levinas soit le “visage” de l’autre, ce n’est pas un hasard; il en parle, malgré tout, en termes d’inter-relation –propres, par ex., à la sociologie de la “médiation symbolique” (Goffman, 1973)–.
Résultat: le visage de l’autre reste “insaisissable”: l’autre, c’est autre de moi.

Conclusion

Le dépassement des alternatives examinées, privé/public, dépendance/liberté et la référence au champ symbolique constituent un préalable au renouveau des notions de relation, solidarité, coopération et offrent des bases autrement solides que celles qui viennent du contrat, de la négociation et de la concertation, en un mot, de la “discursivité” propre à des individus indépendants.

Chapitre 13

Le parcours historique des “liens”


L’efficacité du symbolique: il me plaît de rappeler cette expression (Lévi-Strauss, 1949), en introduction à un historique des “liens”.
Nous allons revisiter l’histoire du point de vue des registres et catégories mentales qui la régissent, à commencer par le haut Moyen-Age, lorsque les catégories du symbolique ne mettent pas encore en scène des individus libres et indépendants, mais des sujets en réciprocité et inter-dépendance.
A ce moment, la population des “pauvres”, loin d’être en marge de la société, en fait partie intégrante. Conséquence: il n’était pas question de les “intégrer” et de les “socialiser”. Disons mieux, les “pauvres”, à ce moment, n’existent pas: ce terme, pour étrange que cela puisse paraître, ne sera employé en France que beaucoup plus tard, vers le XIIIème siècle (Duby, 1966, 1973).

Les “errants”, “faibles”, “doux et affligés”, ne seront donc définis comme “pauvres” qu’à cette époque, en attendant d’être, par la suite, des “brigands”, jusqu’à devenir les “classes travailleuses” originairement “dangereuses” des temps modernes et, actuellement, les “exclus” du travail et de la société tout court. Cela advient –voudrions-nous montrer– lorsque les critères d’ordre imaginaire prennent la relève des catégories du symbolique.

A l’aurore de l’époque moderne, en effet, au moment où les liens du “communal” se sont détendus, relâchés, ils vont se (re)constituer par les catégories de la complétude imaginaire propres de l’individu “indivisé”, autonome, seul responsable de son sort et coupable s’il ne sait pas agir d’abord sur lui –autrement dit s’il ne sait pas “être autonome”, “se prendre en main”, comme on dit– et s’il n’est pas capable d’agir sur les autres et sur la nature.
Cet homme produit dès lors les notions de contrat de travail, devenu ensuite droit du travail et malheureusement en ces derniers temps, ce n’est pas un hasard, droit au travail.
Ainsi, aujourd’hui c’est encore sur le plan de l’imaginaire que l’on définit les liens: c’est en effet toujours au travail que l’on s’adresse car, seul parmi les autres activités, il est censé faire du lien. Cependant, étant en diminution tout au moins sous la forme que nous lui connaissons, le “social” est appelé au secours à travers les dispositifs mis en place pour pallier, justement, au manque de travail et à l’exclusion que cela provoque.

Nous parlerons, donc, de la notion de travail. Cette activité a été tenue en mauvaise considération pendant des siècles et, revalorisée à une époque récente, la nôtre, elle est exaltée par dessus toutes les autres juste au moment où elle commence d’être, on le sait, en perte de vitesse.

On va parler aussi des comportements et attitudes, considérés d’habitude sur le plan “imaginaire” (c’est-à-dire la prévoyance sociale, les assurances, le droit du travail). Nous les voyons, en effet, comme des conquêtes de l’homme moderne, des assurances, des droits qui doivent devenir toujours plus universels, selon le principe de l’égalité.

En fait, ces amortisseurs sociaux ne peuvent advenir que selon le registre de l’incomplétude symbolique, énoncé par les catégories de l’ancrage et de l’inter-dépendance, la séparation et la délimitation, l’oblativité et la perte ou capacité à perdre. Mais ce n’est pas de ce point de vue que nous les regardons!

Enfin, même la production, qui désormais de plus en plus souvent signifie consommation, et s’allie au “toujours plus”, peut s’associer à l’idée d’oblativité symbolique.

Chapitre 14

Interdépendance et lieux de l’errance


Les “errants” sur les routes du Moyen-Age

L’“errant” est-il un homme sans lieu et sans liens? Au sens propre du terme, il est sans habitation fixe: mais est-il pour autant sans lieu, sans liens et, à la limite, sans désirs?
Si c’est par rapport à soi-même et à son propre désir que l’on se retrouve sans lieu et en conséquence sans liens, ce n’est pas le cas des errants au Moyen-Age. La référence à la question du désir permet en effet de saisir que le lien continue de se faire, et justement sur les routes, pour des gens qui, étant sans toit, ne sont cependant pas pour autant sans loi et sans liens.
Ils ne se trouvent donc pas en marge de la société, bien au contraire.

Ensuite, sur un autre plan, la référence au langage comme acte explique qu’au Moyen-Age la mise en forme ou mise en scène de la société, sa catégorisation, se fait bien différemment.
En effet, si le monde, la société, les choses existent, certes, indépendamment de nous, elles ne font sens –c.-à-d. ne deviennent réalité pour nous, notre réalité–, qu’en relation à la langue qui les énonce ou les met en forme. C’est ainsi, par exemple, que les gens qui avaient faim (voir le très grand nombre de “famines” au Moyen-Age), n’étaient pas définis pauvres, cette forme récurrente de marginalité de nos sociétés.
Les conséquences sont évidemment notables: en effet, lorsque ces gens sont définis comme des “faibles”, “doux et affligés”, chacun se doit de les “accueillir”, se doit de leur ouvrir la maison ou la cuisine alors que, devenus des “pauvres”, ils seront “secourus”, ce qui est bien différent. “Accueillir” signifie offrir à des “errants”, et partager avec eux, le gîte et le pain, le lieu pour dormir, se laver ou se soigner, alors que “secourir” signifie les considérer comme des gens qui, étant sans toit, sont, par exemple, sales, malades.

Donc, les errants ne sont pas définis pauvres (malades, sales). Cela, non pas parce que tout le monde se lavait peu (explication stupide) ou parce que les maladies n’étant pas identifiées, c’est-à-dire énoncées, répertoriées comme maintenant, elles ne pouvaient pas être attribuées à ceux qui deviendront ensuite, et de plus en plus, des “malades” (explication inexacte mais déjà plus intéressante), mais parce que la pensée se déployait sur le plan symbolique où “manquer” (de lieu d’habitation, de propreté, de santé) n’était pas marqué négativement et ne donnait donc pas motif à des connotations déplaisantes et dévalorisantes: “manquer” n’était pas déshonorant.
A tort ou à raison, le sens ne se faisait pas à travers l’imaginaire de la santé et de la propreté, ou du fait d’avoir un domicile fixe (ce qui n’empêchait évidemment pas d’avoir de la santé ou un domicile): le privilège accordé au registre du symbolique empêchait tout jugement négatif concernant les “faibles”. Les “faibles” qui avaient faim, dont le lopin de terre était saccagé, étaient certes malheureux mais, –et la différence est très grande–, ils n’étaient pas malheureux parce qu’ils étaient faibles. Ce n’est pas un hasard si l’on a dit que “le royaume des cieux” leur appartient et que “les derniers sont censés être les premiers”, ce n’est pas seulement une affaire de croyance religieuse.

Si, à un certain moment, l’errance vient à signifier manque de lieu et de liens, nous ne pouvons pas attribuer cette caractéristique à l’errant du haut Moyen-Age, l’errance signifiant à la fois un lieu (ou des lieux) et des liens. Ceux-ci ont continué à subsister avec la communauté jusqu’aux XIème et XIIème siècles: c’est seulement plus tard que l’errance désignera l’état de quelqu’un qui est sans lieu et qui se retrouve, de ce fait, sans liens.

L’énonciation des “faibles”
Au Xème s. les “faibles”, toutes catégories confondues: “infirmes, aveugles, boiteux, débiles, fous, pèlerins, veuves, orphelins, captifs, vaincus” (comme les nomme Rathies, évêque de Vérone au Xème s. – Cahiers de la pauvreté, 1967-68), ceux qui partaient aux croisades et qui, n’ayant pas où aller par la suite, traînaient sur les routes, toute cette population n’est pas isolée. Elle est à considérer en relation avec les potentes, les armati, les cives, avec qui elle entretenait des rapports d’inter-dépendance. La société n’étant pas énoncée à travers le classement pauvreté/richesse, “pauvre” ne pouvait pas avoir la même signification que pour nous.
Conséquence intéressante: les “miséreux”, donc, les “faibles” ne sont pas ceux qui dépendent d’un seigneur –d’un potens–, (Johsua, 1989, Dufourcq, 1977) mais, au contraire, ceux qui ne dépendent de personne.

L’énonciation des “inermes”
De même, l’inerme (sans armes), autre figure du faible au Moyen-Age, est tel par rapport aux milites et aux armati –les chevaliers en armes–, ceux qui, au Xème et XIème s., après le Concile de Charon (Poitiers, 989), portent les armes. Or, s’ils sont autorisés à être armés, c’est pour la défense de ceux qui n’en ont pas le droit (cf. “La paix de Dieu”, Christophe, 1985).
En conséquence, si les inermes, c’est-à-dire ceux qui ne portent pas les armes, dont les prêtres par exemple, (qui appartiennent donc, eux aussi, au groupe d’“inermes”) étaient défendus par les armati, le lien (d’inter-dépendance) se fait entre “armati” et “inermes”, les “faibles”.

Sur le plan du symbolique, même lorsque les liens sont lâches, ils existent donc: pour les gens qui avaient élu la route pour domicile, ils sont maintenus, sinon par la famille et le groupe d’origine, du moins par le corps social, notamment à travers les monastères qui ont pour tâche de subvenir aux besoins des “faibles”. Mais personne ne refuse le gîte et la nourriture à un “errant” dans la détresse. A la limite, l’errant aveugle avait un avantage sur le voyant: son infirmité, son “manque” étant manifeste, on allait plus facilement à sa rencontre (Riche, 1973).
Les “faibles” font nécessairement partie de la communauté et ont des droits –non seulement de mendier, mais aussi de voler (du pain, par ex.)–.
Il semble, en conséquence, très intéressant de mettre en évidence que si le Moyen-Age est une époque où la force règne, où la raison est celle du plus fort, s’il est vrai que seuls les plus résistants pouvaient vivre et que les plus faibles n’avaient pas la vie facile, toutefois la faiblesse n’était pas affectée par un signe négatif: les catégories à l’œuvre ne relevant pas du registre imaginaire, l’énonciation des “faibles” ne pouvait donc avoir le sens actuel.

Si l’on pense aujourd’hui que les pauvres sont ceux qui, n’ayant pas de ressources, ne sont pas autonomes et “dépendent” de l’aide des autres (du système social) pour vivre, la question ne se posait donc pas en ces termes au Moyen-Age, selon un imaginaire de la toute-puissance où seules autonomie et indépendance sont prisées: les liens de dépendance n’étaient pas considérés comme “aliénants” (Duby, 1973). Sur le plan du symbolique, la dépendance ne s’oppose pas spécialement à la liberté.

Liens d’appartenance, liens de dépendance: le “communal”

En effet, la liberté qui signifie pour nous affranchissement –imaginaire– de toute attache, mettait au contraire en valeur l’appartenance et l’inter-dépendance, sans que cela soit une contradiction dans les termes (en extrapolant, on pourrait appliquer, à ce propos, la notion d’“embeddedness”).

Franc et libre (Bloch, 1978) signifiait qu’on était libre, car appartenant au peuple des Francs, de même qu’un citoyen grec était libre, à la différence d’un étranger qui était esclave, parce qu’il “dépendait” de la terre grecque où il était né et où il avait avant tout des obligations.
Appartenance signifiait devoir de participation à la chose publique. Ainsi , en Grèce, on l’a observé, s’occuper de politique, des affaires de la polis, c’est-à-dire de l’administration du culte et de la justice de la ville, était ce qui différenciait l’homme libre de l’esclave qui en était “privé”, à savoir, exclu de ces obligations, préposé comme il était, on le sait, à la gestion “privée”, de l’oikos, l’unité domestique, “libre” (privé) donc de toutes les autres obligations: la relation d’appartenance ne peut pas se faire selon le registre imaginaire du “plus”, par les catégories de la complétude en termes de “droits”, mais sur le plan symbolique de l’inter-dépendance et de la dette (les “obligations”) envers sa communauté.

En conséquence, participation et appartenance étaient justement les caractéristiques de l’homme libre, que ce soit sous forme de dépendance envers le groupe, le réseau (famille, parentèle) dont l’insertion permettait de créer des liens, et de faire partie du “communal”, ou que ce soit –on le verra– sous forme de rapport de “vassalité” envers un seigneur (un potens).
Ainsi, les alleutiers, libres de la dépendance à un seigneur (l’alleu était une terre libre de toute redevance) étaient dépendants d’une communauté rurale paysanne (VIIIème s. jusque vers le XIème s. –premier moment–). Cependant la communauté n’est pas “celle des propriétaires, des gens ayant des alleux dans un certain terroir, (elle) est, d’abord, celle des familles: c’est parce qu’on faisait partie d’une famille et de la parentèle (constituées ainsi en tiers entre l’individu et le sol) qu’on a accès aux terres... On n’est pas membre d’une communauté parce que possesseur de moyens de production, mais au contraire, on est possesseur de moyens de production parce qu’on est membre de la communauté dans la mesure où l’on en dépend” (Johsua, 1989).

Plus tard, (après le XIème s. –deuxième moment–), les alleutiers, libres mais bien souvent insuffisamment nourris (le lopin qu’ils possédaient était, par surcroît, souvent pillé), étaient destinés à devenir des tenanciers “corvéables”, c’est-à-dire, à dépendre d’un seigneur auquel ils devaient des “corvées”.
Pour les alleutiers, le passage –c’est intéressant à remarquer– ne se fait donc pas de la liberté à la dépendance, mais des liens avec le communal aux liens de vassalité.

Liens de sujétion, liens de protection: sortie du “servage” et “vassalité”

Ainsi, les liens de vassalité, surtout à partir du XIème s., donnent clairement à voir que ce n’est pas celui qui est sujet à un potens et en reçoit protection qui est misérable. C’est, en revanche, on l’a vu, celui qui ne relève d’aucun lien, qui est isolé et appartient à la masse des misérables (Duby, 1973).
La dépendance garantissait, au contraire et la propriété et la liberté; on sait que l’on s’attaquait plus difficilement à un potens et à ceux qui en dépendaient, qu’à un homme “sans liens”.
C’est la dépendance sous forme de “casamento”, en France, ou de “colonat”, surtout en Angleterre, qui a permis, à terme, la séparation, je veux dire l’affranchissement de l’esclavage et du servage, cette “prestation gratuite d’un travail indéfini” (Duby, 1973), j’entends sans “délimitation” ou “séparation”, car –pour paradoxal que cela puisse paraître– la dépendance sépare: elle libère du rapport en termes de fusion entretenu par l’esclavage et le servage. Des lors que “les charges seront précisées, donc bornées” (Johsua, ib), l’arbitraire est évincé.
La dissolution de cette fusion, qu’est l’esclavage de même que le servage, concerne aussi le seigneur qui, à partir du VIIIème, IXème s., commence à se défaire des “servi”, –les “mancipia”–, préférant les émanciper, plutôt que les entretenir, non pas spécialement à cause des vieillards que l’âge rendait incapables (car on n’avait pas souvent la possibilité de vieillir d’une part, et que, d’autre part, on pouvait facilement abandonner les vieux sur les routes, au sens propre du terme), mais bien plutôt à cause des enfants (la descendance devait être très nombreuse, et donc chère à entretenir, dès lors que le seigneur voulait se constituer une vassalité importante).
C’est ainsi que le seigneur préfère louer les terres aux serfs, ce qui introduit une séparation dans la fusion du servage. Le “casé”, devenu alleutier libre, cultivait en conséquence avec acharnement ses terres, dont une partie, sous forme de produits et aussi d’argent, constituait la rente foncière due au propriétaire.
Le tenancier possédait sa terre et la liberté consistait, pour lui, dans l’institutionnalisation du lien qui l’unissait au seigneur, de même qu’elle avait signifié, auparavant, inter-dépendance de la communauté paysanne, à travers laquelle, seule, il y avait possibilité de devenir possesseur de bois, de terre en friche, de lots, etc.

Les liens de dépendance et de dette, sous formes différentes, existaient pour tous, seigneurs compris (les quels dépendaient de la royauté). Ce qu’il nous paraît important de remarquer, c’est bien ceci: la mise en forme des liens (et de la société) se fait maintenant sur le plan du symbolique où la liberté naît de l’(inter)-dépendance, par un “moins”, et, donc, par l’absence (d’arbitraire), ainsi que par les obligations (venues de la suppression de cet arbitraire,) et non par un “plus” (l’accroissement des droits), propre à l’imaginaire de l’individu libre et indépendant.
Encore une fois, sur le plan du symbolique, la dépendance, la dette, ainsi que les obligations que cette dépendance implique, ne sont pas en contradiction avec la liberté.

“Appartenance”, “dépendance”: participation et obligations

Cela a fait que, jusqu’à peu près l’an 1000, il n’y a pas eu de différence en ce qui concerne le devoir de participation à la chose publique, entre les seigneurs –les nobles– et les paysans –les rustiti–, les deux étant assujettis à des obligations semblables.
Si, à partir du IXème s., s’est progressivement instituée la différenciation, accentuée ensuite, entre les trois ordres constituant la société au Moyen-Age: d’un côté les “oratores” (les prêtres), les “bellatores” (les guerriers), c’est-à-dire, les nobles et, de l’autre, les “laboratores” (les paysans) à savoir les “rustiti”, ce sera seulement à partir du XIème et XIIème s. que les obligations ne seront plus les mêmes: peu à peu, par exemple, les pauvres libres seront exclus de l’obligation du service militaire (Dhondt, 1978).
Ainsi, ce sont les liens de dépendance, de vassalité (protection et fidélité) qui ont servi, d’abord, à évacuer l’esclavage et qui serviront, ensuite, à différencier les corvéables “libérés” (les vassaux “dépendants” du seigneur), de la masse des hommes sans “feu ni lieu”, dont on dira qu’ils sont “sans aveu”…

Des errants aux vagabonds

Pour le moment, en tant que miséreux, faibles “doux et affligés”, en tant qu’“inermes”, les errants ne sont pas (encore) privés de liens, ils ne sont pas encore des “vagabonds” ni des “brigands”, glissement qui ne se fera que par la suite.

Nous avons avancé que les errants sont tels surtout en relation avec leur désir défaillant: ils ne savent pas bien où se tenir, ni où aller, au sens à la fois propre et métaphorique du mot, car ils ne se situent pas, disions-nous, par rapport, tout d’abord, à eux-mêmes: à ce qu’ils désirent, ce qu’ils veulent, ou à ce qu’ils refusent. Ils se différencient en cela des nomades qui, eux, sont dans un désir de déplacement.
Par exemple, certains parmi les hommes qui sont partis pleins d’espoir et de foi aux Croisades, n’arrivent pas, ou n’ont pas envie d’arriver: ils se retrouvent sur la route sans plus savoir où aller et ils y restent, de même que les pèlerins qui deviendront, eux aussi, des vagabonds. Il y a encore ceux que la guerre a mis sur les routes et qui y sont restés, soit à l’aller soit au retour, ainsi que les vieillards sans famille.
A ces hommes, allant ou revenant des guerres et des croisades, il faut ajouter, à partir du XIème et XIIème s., ceux qui avaient été mis sur les routes par la désintégration du “communal”, par l’expansion démographique, par le développement de l’économie monétaire et l’urbanisation.
Déjà, depuis la fin du Xème s., beaucoup de gens sont “condamnés à l’errance. Ils se réfugient dans les forêts ou viennent tenter leur chance en ville. Le développement urbain les attire, pour sécréter, à son tour, la pauvreté”. Les liens se relâchent et les pauvres deviennent des “truands et des misérables” (Geremeck, 1980).
Toutefois, jusqu’au XIIIème s., ils ne font pas encore peur: ils ont des droits, on leur permet toujours le vol –cf. le “droit de l’affamé”– et les œuvres qui s’occupent d’eux sont nombreuses et efficaces, comme les Œuvres de miséricorde, les Ordres franciscains et dominicains, auxquels s’ajouteront les “Mendiants”.

C’est surtout à partir du milieu du XIIIème et pendant le XIVème et XVème s. que le changement s’accentue.
Il est à replacer dans l’histoire de l’époque, dont nous ne ferons que rappeler quelques dates:
-1337: commencement de la Guerre de 100 ans (1337/1453);
-1348: la peste noire (cf. Jean de Vanette) sans compter le mauvais temps et les famines consécutives, par exemple;
-1314-15: mauvais temps, d’où le déficit de la récolte de grains dans l’Europe du Nord-Est;
-1315-18: famine d’où l’augmentation du prix du blé (relevé de 800% en Angleterre, en 1316);
-1360: mauvais temps et encore une fois famine.
Ainsi, en période de calamité, le nombre augmente de ceux qui se trouvent sur les routes, rappelons-le, bien malgré eux.
Mais si “la pauvreté devient matérielle, qualitativement différente de ce qu’elle signifiait pendant les siècles précédents” (Christophe, 1985), ce qui intéresse ici, c’est le changement de la façon de la considérer, c.-à-d., de la performer, l’énoncer. Le changement est à attribuer, avons-nous signalé, à l’évacuation du symbolique et à la disparition du “tiers”, le monastère situé auparavant entre les errants et la société. Maintenant, en dehors d’une médiation devenue impossible, les pauvres se réunissent entre eux.
Cela les constitue en bande, ce qui fait peur. A ce moment, l’errance n’a plus le même statut qu’auparavant. Les errants inquiètent: ils deviennent des “vagabonds”.

Quelques édits

L’énonciation des pauvres change, ce que certains textes concernant l’accueil des errants mettent en lumière.

Le premier, le Capitulaire 27 de l’an 802, montre le glissement de la notion de pauvre: Charlemagne proclame “que personne ne doit refuser, dans son royaume, le toit, le feu et l’eau, ni aux riches, ni aux pauvres, ni aux étrangers qui parcourent la terre ou qui voyagent au nom de Dieu” (Christophe, 1985).
Le deuxième, “La paix de Dieu”, est un serment de paix pour la protection des “pauvres” et des désarmés (les “inermes”).
Le troisième, l’ordonnance éditée par Jean Le Bon (1357), roi de France, est déjà bien différent: trois jours après la promulgation de celle-ci, ceux qui sont trouvés “oisifs ou jouant aux dés et mendiants” sont menacés de “prison, au pain et à l’eau”.
Le quatrième, est une ordonnance de Louis XIV, le roi Soleil, qui montre bien le changement de la situation: non seulement les hommes valides qui “vaquent et demandent l’aumône” sont passibles de trois jours de prison, mais ceux qui les hébergent plus d’une seule nuit sont passibles de dix livres d’amende.
Le retournement de la situation est complet.

L’énonciation des brigands

A partir du XIème siècle, les pauvres errants ont donc cessé d’être appelés “humiles”, fils de Dieu, “doux et affligés” et commencent à constituer un problème qui ne se posait pas auparavant. A ce moment, les “pauvres” sont énoncés au sens moderne du mot et deviennent suspects. Ainsi, Guillaume de Saint-Amour voyait dans la foule de ceux qui s’adonnaient à la mendicité, “un grand fléau” (Recherches, 1980) et Jean-le-Bon dans l’Ordonnance de 1351 englobe dans une même réprobation “mendiants et truands” (Christophe, 1985).
Les travailleurs saisonniers, comme les charbonniers par exemple, qui n’étaient pas spécialement craints tant qu’ils restaient isolés, donc rattachés en quelque sorte à la communauté, font peur dès lors que, s’énonçant détachés de celle-ci comme des corporations professionnelles auxquelles il fallait appartenir, ils se réunissent en bandes entre eux.
De malheureux, ils représentent maintenant le mal: ils ne sont plus à aider, mais sont à combattre (Christophe). Ainsi, ces malheureux, auparavant exemple de vertu, viennent à représenter une tare morale.
A la faveur des moments éprouvants pour la société (par exemple en 1321 et 1348), les “pauvres fils de Dieu” deviennent ceux qu’on appellera des brigands, groupe comprenant non plus forcément des malades, des vieillards, des infirmes, mais des vagabonds et des pillards. Ce sont des gens en bonne santé dont on pense que la mendicité est prétexte au pillage et à la guerre.
A ce moment, la mendicité ne représente plus un “manque”, ouvrant sur un statut venu justement de ce manque, mais devient un terme “marqué”, une forme de ralliement, d’appartenance imaginaire, à des entreprises communes centrées autour des actes de brigandage. Comme telle, la pauvreté est rejetée, les liens des pauvres avec la communauté ne se font plus.
Ainsi, au XIVème s., les errants sont devenus des vagabonds et les “vagabonds des misérables, des criminels” (Christophe): ils ne sont plus acceptés. Des lois sévères les excluent et en font des “exclus”.

A ce moment, les liens se détendent.

L’énonciation des valides/invalides (-H, H)

Cela se donne à voir, de façon très claire, au XVème et XVIème s., quand l’énonciation des “faibles”, des “inermes” se transforme et devient distinction entre invalides (H, handicapés) et valides (-H, non-handicapés) à mettre au travail. La codification (H) handicapé et (-H) non handicapé, valide, est intéressante parce que c’est le “valide” qui est défini comme un non-handicapé, désigné donc par le signe “-” (-H) alors que l’handicapé (H) est désigné en conséquence positivement.
Si les “H” (les invalides), comme les “faibles” et les “inermes” de jadis, sont à “secourir” –on dira ensuite “enfermer” –dans les asiles, hospices et hôpitaux–, et que les valides (-H) sont à mettre au travail, cela signifie non seulement que les -H ne sont pas redevables de secours, mais qu’ils n’y ont pas droit. Etant valides –c’est-à-dire, “non infirmes”– ils doivent créer eux-mêmes les liens qui les unissent à la société, ce qui se fait en subvenant eux-mêmes à leur existence. Nous trouvons peut-être ici, représentée encore en négatif (non-infirme, -H), la première ébauche de la notion d’individu qui s’énonce indépendant et autonome, “valide” et responsable de lui-même: il doit donc obligatoirement gagner sa vie. Demander l’aumône n’est plus considéré comme un de ces moyens, ainsi que dans les monastères, par ex, où l’errant était invité à participer à sa sussistance en mendiant: l’action avec l’autre, en termes de réciprocité, était dévalorisée par rapport à l’action sur l’autre, l’objet; le droit au vol cesse de faire sens et est éliminé: la catégorie du travail fait son apparition en force.
Des lors, les hommes valides qui ne font pas la preuve d’être indépendants, qui ne sont pas libres, c.-à-d. capables de vendre leur force de travail et ne travaillent donc pas, sont à penser comme des assistés, coupables: à condamner.

Les poveri vergognosi – pauvres honteux–

En même temps que la suspicion dont les errants deviennent objet, le sentiment de honte apparaît: les hommes valides, sans travail, deviennent des pauvres qui, honnêtes, sont honteux de demander l’aumône et de vivre, donc, sans travailler. Dans le décret édité le 13 Mars 1528 par le Sénat de Venise, ville submergée, comme toute l’Europe du reste, par la multitude des pauvres “honteux” de l’être: les “poveri vergognosi”. Ce sont des “serviteurs d’imprimeurs, tondeurs, fourreurs, cordonniers et d’autres métiers qui ont femmes et enfants et ne trouvent à gagner et meurent de faim et néanmoins ils n’osent aller demander l’aumône”, comme relate dans son exposé, Jean Morin, Prévôt des marchands de Paris (in Geremeck, 1980).

Les nouveaux errants

Ainsi, pour les “valides” (-H) le travail joue le même rôle que l’asile pour les infirmes: les uns sont envoyés dans les manufactures et les autres, indigents invalides, sont placés à l’hospice.
Les manufactures deviennent donc, à ce moment, la métaphore de la route: le lieu de travail est maintenant un espace où, à l’instar de la route, on entre et on sort, c’est-à-dire, on est obligé très souvent de sortir, puisqu’on est tout aussi vite “désembauché” qu’embauché.
Comme l’errant, l’ouvrier passe, à ce moment, de lieu en lieu, c’est-à-dire, de manufacture en manufacture: l’un et l’autre, l’errant, surtout à la fin du Moyen-Age, et l’ouvrier du début de l’industrialisme, n’ont pas de lieu et sont sans liens.
Au seuil de la révolution industrielle, les “pauvres”, énoncés selon l’imaginaire de l’individu indépendant (désancré) et de l’autonomie (etym: celui qui se donne les lois tout seul) sont devenus des errants sans attaches, estimés pour cela dangereux.

Certes, au moment de la naissance de l’industrialisation, les œuvres de secours essaient d’ancrer les hommes, de les fixer matériellement, pour que les paroisses les plus riches ne soient pas trop chargées: en Angleterre, la “loi des pauvres” (1601) établit que les pauvres doivent être secourus là où ils résident, ainsi que la “loi de domiciliation” –1667–, comme, plus tard (1795), la loi du “secours à domicile” (Speenamland). Cette dernière, décrétant qu’un salaire minimum doit être donné aux pauvres valides (-H) qui ne travaillent pas, ainsi qu’un complément de salaire à ceux qui travaillent à un tarif inférieur à celui qui à été établi, a pour but de fixer la main d’œuvre. En fait, ces lois freinent le développement de l’industrialisation (Polanyi, 1972): ce dont on a besoin, ce n’est pas que la main d’œuvre soit stable mais, au contraire, qu’elle soit mobile pour être mieux disponible. Les manufactures ont besoin d’“errants”; le travail étant soumis maintenant à la loi du marché, “il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise” (Polanyi, 1972). Le marché, nécessaire à l’avancement de l’industrie naissante, demande la mobilité des hommes, leur interchangeabilité. L’on doit pouvoir les embaucher et les renvoyer à tout moment, selon les besoins de la concurrence (ib.), d’où la précarité de leur état, la seule possibilité d’ancrage venant de ce qu’on a appelé la vente de la propre force de travail des hommes valides, libres –dirions-nous– car “valides”, c.-à-d., disposant d’énergie à vendre.
En fait, au seuil de la révolution industrielle, on a besoin d’“errants” qui cependant sont jugés “dangereux”.

En guise de conclusion

“D’où viennent les pauvres?”, se demande Polanyi. Ils viennent des lois économiques de marché, répond-il, qui cultivent le non-lieu sous forme d’“errance”. A la différence de ce qui arrivait auparavant, les errants sont maintenant des gens qui doivent travailler mais que la situation même de travail amène continuellement à se déplacer: aucune assurance ne les retient.
La présence des pauvres, qui n’est pas “naturelle”, est donc en rapport avec le marché.
Nous la mettrions cependant en relation avec le privilège accordé à ce moment (et contrairement au Moyen-Age), à l’imaginaire de l’individu autonome, indépendant, qui doit être toujours propriétaire de quelque chose: à défaut de biens, de sa propre force de travail. Dès lors qu’il ne l’est pas, il devient suspect et se vit comme honteux.
C’est ainsi que les pauvres, “doux et affligés”, deviendront des hommes sans “lieu”, ni “feu”, ni “aveu”: des brigands; de même que les -H, les hommes valides sans travail, devenus suspects iront constituer les (futures) “classes dangereuses” (Chevalier, 1958).

Il est donc instructif de pointer le glissement d’énonciation: du plan de l’inter-dépendance symbolique, où les catégories à l’œuvre sont créatrices de liens, au plan imaginaire de l’individu autonome, ne dépendant plus que de lui-même et de sa force, son énergie au travail –plan où les liens ne se font plus–. A la place des “faibles” accueillis et des “miséreux” secourus, apparaissent les “vagabonds”: les invalides (H), à mettre à l’hôpital, et les valides (-H), à mettre au travail, “suspectés” ou “honteux” dès lors qu’ils n’en ont pas.
Ainsi, les lieux de travail prennent la place, mais bien en pire, des lieux de l’errance. Dans ces lieux cependant, par les limitations apportées à l’errance, –on le verra– les liens vont se renouer.
Pour un temps.

Chapitre 15

“Délimitation” symbolique et lien imaginaire


Nous avons observé que, si à l’époque pré-industrielle les liens se constituaient à travers la communauté de voisinage, la famille, les corporations professionnelles et les confréries religieuses, ces liens vont se nouer de plus en plus, dans ce lieu de travail qu’est la manufacture, par des notions telles que la “validité” au travail en tant que “non-infirmité” (-H), tout d’abord et, ensuite, par le “contrat” et le “droit du travail”.
Ce qu’il nous intéresse d’observer ici, c’est le parcours qui mène d’une énonciation effectuée selon le registre de l’imaginaire –le contrat– à une énonciation qui revient –pour un temps– au registre du symbolique, à travers la notion de “délimitation” –le droit du travail–.

Du contrat de travail au droit du travail

Nous voudrions présenter ici le contrat comme une production de la notion d’individu qui, autonome, négocie avec d’autres. D’après le Code Civil, en effet, le contrat de travail met en présence deux individus considérés comme deux volontés libres en leurs droits qui, autonomes et indépendants, sont situés dans une relation duelle, excluant toute instance extérieure et engagés seulement par rapport à eux-mêmes.
En revanche, il apparaît que, en droit du travail, il y a un juge qui fonctionne comme médiateur, se situant en “tiers” entre les deux contractants: ainsi, ceux-ci ne peuvent plus se penser comme des volontés libres. Leur “indépendance” –imaginaire– se découvre comme inter-dépendance des lors qu’elle est symboliquement médiatisée.

Dans le cas de la France, le “contrat de travail” établit la relation entre la prestation de travail et la rémunération (salaire); il ne prend pas en compte le contexte, à savoir les conditions du travail, comme par exemple le montant minimum de la rémunération: les signataires sont censés contracter librement et en toute connaissance de cause. Par exemple, si l’ouvrier accepte de travailler un nombre exorbitant d’heures en contrepartie d’une certaine somme, même très basse, en cas de litige le tribunal n’est habilité à intervenir que sur l’aspect formel du cas, mais non sur les circonstances de l’établissement du contrat ni sur son contenu. Tout se passe, donc, comme si le signateur et le signataire étaient deux volontés parfaitement libres, situées sur le même plan: nous nous trouvons devant ce qu’on a appelé la “fiction” de deux individus contractant librement, imaginairement pris dans un rapport uniquement duel et engagés seulement par rapport à eux-mêmes.

La définition des individus libres va même très loin car le contrat, comme auparavant le “louage de services”, suspend l’applicabilité des règles de la responsabilité civile de droit commun, où tout un chacun est responsable (Ewald, 1981). En effet, dans les cas de louage de services, l’employeur n’est pas responsable, par exemple, des accidents qui peuvent survenir: s’il se doit de respecter l’échange heure-travail/salaire, il n’est tenu à rien d’autre. Dès lors, s’il “se porte au secours de ses ouvriers, il accomplit cet acte selon les principes de la bienfaisance ou de la charité”: l’entreprise, avant la loi des accidents du travail, n’avait pas d’obligations sur le plan juridique.
C’est la loi des accidents du travail qui met –juridiquement– en cause l’entreprise et la définit en même temps comme entreprise, à travers la notion de responsabilité (cf. la notion de “dette symbolique”).

Ainsi, le 21 Juin 1841, l’arrêté du tribunal qui accepte le recours de l’ouvrier en matière de sécurité contre le patron et oblige celui-ci à réparer les dommages causés à autrui, (comme indiqué du reste dans le Code Civil), cet arrêté casse la “fiction” de deux individus contractant “librement”, ce qui veut dire en dehors de tout contexte, et permet de voir ce qu’il en est de leur “liberté” présumée, dès lors qu’un “tiers”, juge ou tribunal, est appelé à statuer non seulement sur la forme du contrat –comme auparavant (pour décider si celui-ci a été honoré ou non)– mais, en amont, sur son contenu et son contexte. La loi des accidents du travail (1898), qui a suivi l’arrêté de 1841, institutionnalise donc la figure du “tiers”, qui coupe symboliquement la relation entre les deux contractants (dans ce cas l’ouvrier et le patron); ceux-ci ne sont plus à penser comme deux individus souverains en leurs décisions.
En la “coupant”, le tiers élargit, d’une part, la relation auparavant duelle et permet, d’autre part, à l’entreprise de se constituer comme telle, à savoir, au moment où elle joue le rôle de “tiers” :
“C’est l’avènement d’un nouveau type de rationalité”… l’accident du travail... n’est plus référé à la volonté de l’un ou de l’autre (patron ou ouvrier), mais est analysé comme condition objective de la production industrielle” (Ewald, 1979).
Quant à moi, plutôt que de parler de condition “objective” qui est, en fait, toujours “objectivée” (F. Ewald lui-même l’admet), j’aimerai signaler le passage qui s’effectue, à ce moment, d’une relation qui, pensée comme duelle est énoncée sur le plan de l’imaginaire, à une relation où l’énonciation est médiatisée par le “tiers” symbolique qui “coupe et sépare”.
L’entreprise entre dès lors en scène comme personne morale, responsable des risques encourus par l’employé.
C’est au moment où l’entreprise commence à exister qu’elle devient responsable de l’ouvrier qui y travaille.

La loi du droit du travail montre que les catégories énonciatives à l’œuvre sont ici l’inter-dépendance (médiatisée symboliquement à travers le “tiers”), ainsi que la dette (de l’entreprise envers ses salariés). Cette loi montre donc le glissement que subissent d’une part la notion d’individu –qui cesse, en droit du travail, de pouvoir se prendre pour une volonté libre– d’autre part, la notion de “contrat” qui, en “droit” du travail, s’énonce à partir des limitations imposées à l’ancien contrat.
En fait, le droit du travail éclaire ce qu’est le droit: une délimitation d’ordre symbolique, selon la définition du juriste et analyste français P.Legendre (1977):
«Le droit intervient car il n’y a pas de limites dans la nature. Rien ne sépare la terre de la trace de la mer, sinon le mouvement même de la mer: la limite est le mouvement des vagues».
Et encore:
«Le droit est ce qui doit séparer la mer du rivage par une ligne probablement imaginaire. Le droit suit cette ligne qui divise le réel selon ses représentations, comme la vague avance et se retire». Il est important de concevoir le droit non seulement comme une avancée (en termes de revendication de droits), mais surtout comme une délimitation (en termes de dette symbolique).
Le droit, loin d’être une notion (imaginairement) “positive” est à concevoir comme une notion négative. Si, selon Locke, il est censé sauvegarder les biens des propriétaires (revendication des droits) –notion perçue comme positive– en fait, et bien en amont, il sert à les délimiter, (c’est-à-dire à les séparer), à les énoncer, les faire être: c’est parce que le droit civil délimite qu’il énonce (fait être) la propriété (à sauvegarder). C’est parce que le droit du travail délimite, qu’il énonce (fait être) l’entreprise, reconnue comme “personne morale” lors de la loi des accidents du travail.

La catégorie de la séparation apparaît donc comme constitutive: rappelons de nouveau le mythe du “Hau” et la figure de “C”, le tiers symbolique. C’est cet aspect qui devrait être pointé quand on cite la date d’avril 1898, relative à la loi des accidents du travail: pour cette raison elle constitue en France une référence importante dans l’histoire du rétablissement des liens. Elle montre que les liens se font donc en relation avec la déliaison, sur le plan du symbolique (Blanchot, 1983, qui parle de “principe d’insuffisance”) et non pas en tant que liaison, sur le plan de l’imaginaire.
Malheureusement, l’emploi habituel des catégories de la complétude continue à donner du contrat une définition positive, comme s’il surgissait d’un apport et non d’une délimitation.

“Faute” et responsabilité: l’épargne, prévoyance individuelle

Ainsi, de nouveau, c’est sur le plan de l’imaginaire qu’a été énoncée la notion de prévoyance individuelle. Les présupposés de ce système étaient fondés, en effet, sur le besoin de prévoyance de la part de l’individu qui travaille et qui, anticipant le moment où il ne pourra pas ou plus le faire, doit se mettre en condition de subvenir à ses besoins futurs: il est donc vivement incité à épargner.
Ces présupposés sont en fait les mêmes que ceux qui fondent le contrat de travail défini par le code civil, car les uns et les autres sont formulés en termes d’individu autonome et indépendant, responsable de son sort, de sa vie, de ses actes et fautif, en conséquence, dès lors qu’il ne fait pas preuve de capacité de maîtrise de sa destinée.
Depuis 1789, chacun naît “libre et responsable”, c’est-à-dire, doit suffire à soi-même. Nous avons observé qu’en France la société, de même que l’entreprise, n’ont pas, jusqu’en 1898, d’obligations sur le plan juridique envers l’individu au travail qui est, seul, “responsable”. La notion de “faute” le dit bien: par exemple, celle de l’ouvrier qui serait à la source de l’accident dès lors qu’il “ne fait pas assez attention”. Cela signifie que l’individu est censé être toujours a même de maîtriser l’environnement, “faute” de quoi il est “coupable” (“fautif”).
De la même façon, l’individu est censé être responsable de son sort: c’est pourquoi, disions-nous, il se doit d’épargner pour ne pas encourir la faute d’avoir à dépendre de quelqu’un. D’ailleurs, rien n’engage l’autre à lui porter secours sauf sur le plan moral (mais non juridique).

“Risque” et “partage”: la prévoyance sociale

Il faudrait analyser plus longuement que ce propos ne l’exige ici, le passage de l’accentuation des notions de “responsabilité” et de “faute” à celle de “risque”. Cette notion va entamer la croyance en la belle complétude de l’individu qui doit pouvoir tout maîtriser et dont on pense qu’il est “fautif” quand il ne le fait pas. Si la vie n’est pas sûre mais comporte des risques en permanence (car l’on peut perdre le travail, avoir des maladies et que, de toute façon, on va vieillir et donc quitter le travail), cela signifie que la maîtrise de l’individu sur son environnement ne peut être qu’imaginaire.
En conséquence, admettre que vivre est un “risque” signifie prendre en compte la dépendance d’un contexte que l’on ne peut pas dominer.
Cette notion montre la prise en compte du contexte en ce qu’il est dangereux, contre lequel l’homme, qui en est la victime, ne peut pas grand-chose. Ainsi, la conscience d’une fragilité commune pousse les individus au partage des “risques qu’ils encourent en vivant” (comme disait un interviewé) et les incite à organiser les premières mesures dites de “prévoyance sociale”.

A la date d’avril 1898 (Loi des accidents du travail, précédée par l’arrêté de 1841), il faudrait en ajouter une autre qui la précède: celle de la mise en place, de nouveau en France, de la Caisse de Retraite prenant en compte les “risques” provoqués par la vieillesse (1850). La création de liens, donc, se fait maintenant au moyen de la mise en place d’un système de “protection” lié au travail car assis sur le régime professionnel (les cotisations sont financées à la fois par les employeurs et les salariés).

Ces événements historiques, énoncés en termes d’accidents l’un, de risques l’autre, signalent surtout que l’individu n’est plus à penser comme un sujet tout-puissant: c’est en réalisant qu’il ne peut faire face tout seul aux “risques”, qu’il est amené à les partager. La fragilité du “sujet à risque”, amène ainsi à prendre conscience d’une situation d’(inter)dépendance symbolique, bien éloignée de la toute-puissance –imaginaire– attribuée à l’individu: sur le plan de l’imaginaire, l’idée de dépendance est insupportable.
Ainsi, plutôt qu’à la notion de dépendance et, je dirais, pour –inconsciemment– l’évacuer, l’individu est amené à attribuer à la société la puissance qu’il pensait, auparavant, détenir lui-même. Il se servira pour cela de la science statistique.

Risque et causalité: les assurances

En effet, si l’on ne peut pas dominer toujours le danger, l’individu estime maintenant qu’il peut le prévoir “scientifiquement” par de nouvelles techniques. Fondées sur les notions de moyenne et de régularité, celles-ci permettent la prévisibilité.
Relevant l’importance du passage de ce qu’il appelle le “savoir moral” au “savoir statistique”, F. Ewald remarque que:
« Il ne s’agit plus, dit-il, d’apprécier des conduites, mais d’établir des régularités indépendantes de la volonté des individus. A la notion de responsabilité individuelle se substitue l’assignation de causalités économiques, objectives » (Ewald, 1979).
De ce fait, à la “responsabilité individuelle” on peut substituer “l’assignation d’une causalité” qui dépasse l’individu. Toutefois, l’énonciation continuant de se faire, malgré la notion très instructive de risque, sur le plan de l’imaginaire, ce n’est donc pas en termes de partage entre des individus dépendants d’un même contexte que l’on se protège des risques, mais par la référence à la société et à ses institutions: elles sont censées combler –imaginairement– la perte de la toute-puissance attribuée auparavant à l’individu.

Ainsi, de même qu’en ce qui concerne les accidents ce n’est plus l’individu, mais l’entreprise qui est tenue pour co-responsable, de même c’est aux institutions –à l’Etat– que la notion de risque renvoie maintenant.

Dans les deux cas toutefois, des accidents du travail et de la prévoyance sociale (dans le deuxième bien plus nettement encore que dans le premier), nous observons un glissement de l’énonciation. Alors qu’elle devrait s’articuler sur le plan du symbolique, par les catégories de la séparation (premier cas) et de la dépendance (deuxième cas), elle se fait en privilégiant le plan de l’imaginaire: ici, les catégories de la complétude évacuent toute idée de dépendance, c’est-à-dire de perte de l’autonomie et de l’indépendance propres à la définition de l’individu.
En effet: d’une part, si l’énonciation des droits du travail, qui dépassent la notion de contrat individuel, mobilise le plan du symbolique (cf. le “tiers” qui coupe le rapport duel), elle est toutefois vite pensée sur le plan de l’imaginaire, ce qui permet d’évacuer toute dépendance symbolique (le droit du travail est considéré comme un apport positif).
D’autre part et en conséquence, si l’énonciation de la protection ou de la prévoyance par le partage des risques signale la fragilité de l’individu dépendant symboliquement d’un contexte dangereux, toutefois cette énonciation est aussi tôt reconduite à l’imaginaire de la maîtrise non plus individuelle mais sociale: on a vu, en effet, que le partage avec devient assurance contre, ainsi que droit à cette assurance.

Dans ce cas, le “sujet à risques”, (sujet en “creux”), vivant dans une situation de dépendance (à l’égard d’un “contexte dangereux”), se rassure à travers les notions de “moyenne” et de possibilités de prévision (offerte par la régularité de la moyenne). A ce moment, l’individu est en mesure d’opposer au “contexte dangereux” un “bon contexte”, constitué par la société appelée à faire échec au “mauvais contexte”, à travers les méthodes qui permettent d’en déjouer les dangers.

Ainsi, quand à la notion de prévoyance individuelle (et de “faute” dès lors que l’on n’est pas prévoyant) se substitue non pas la prévoyance sociale, (fondée sur le partage des risques avec les autres) mais l’assurance et le droit d’être assuré (contre ces mêmes risques), à ce moment, la société est obligée de prendre en charge les risques encourus par l’individu. Cela arrive dans tous les cas, soit que les risques soient liés au travail de façon directe (les accidents), soit qu’ils le soient de façon indirecte, comme il arrive, par exemple, pour les risques qui sont en rapport avec la vieillesse, énoncée alors comme vie usée au travail.

De ce fait, les liens se reconstituent en France, cette fois-ci, dans une société qui va «se concevoir elle-même –dit toujours F. Ewald– comme une vaste assurance», sur un plan qui est incontestablement celui de l’imaginaire, où toute faille doit être suturée et tout manque, comblé.

Le système de protection-vieillesse (l’exemple de la France)

En 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes établit un système fondé, tout d’abord, sur la “capitalisation” (système dans lequel chacun constitue pendant la vie active une épargne qui doit servir à payer sa propre retraite future). Il s’agit d’un système d’épargne individuelle, financé par des apports à la fois patronaux et ouvriers. Les cotisations sont obligatoires pour les salaires se situant au-dessous d’un certain plafond de ressources. Jugée insuffisante, une nouvelle loi obligera, en 1930, tous les salariés du commerce et de l’industrie à s’affilier à une assurance vieillesse. Cette fois, l’assurance est fondée sur un régime mixte, de capitalisation et surtout de répartition (système dans lequel les pensions de retraite sont assurées par les actifs qui paient pour les retraités). Si les plus démunis sont aidés par les “Allocations aux vieux travailleurs salariés” (les AVTS, créés en 1942), financées en partie par la société des actifs, les personnes ayant des revenus supérieurs au “plafond” salarial de ressources doivent s’adresser à une assurance privée.
Le système de répartition sera à la base de l’ordonnance du 4 octobre 1945 instituant la Sécurité Sociale ainsi que les régimes de pension de vieillesse au profit des bénéficiaires de celle-ci, comme des assurances sociales régies par la législation de la fin des années ’20.
A ce moment on pourra dire que les “risques” sont partagés, pris en compte selon le registre symbolique.

Il est dès lors intéressant de remarquer que si l’énonciation des dispositifs pour la protection de la vieillesse, par exemple, se fait en commençant par prendre en compte la fragilité des “sujets à risques”, dépendants d’un contexte dangereux, on n’aura cependant de cesse que d’évacuer la possibilité même du danger, à savoir, ce qui relève du manque et de la perte.
D’où l’accumulation de dispositifs sociaux et l’intervention de plus en plus importante demandée à l’Etat, à travers la “revendication des droits”, dans le but d’être libérés de tout risque.
En fait, comme toujours, dès lors que l’imaginaire prend le pas sur le symbolique, l’action visant à réduire les pertes (cependant inaugurales et créatrices de liens) devient revendication de droit à ne jamais perdre. Le sujet ne se reconnaît plus en dette, le sujet “en creux” devient un sujet qui s’estime “fort” et revendique toujours plus de “droits”, ses “droits”, individuels ou corporatistes, à savoir, du corps social auquel il appartient.
C’est ainsi que la notion de “risque” conduit, à travers l’oubli de la dette symbolique, à privilégier la notion de “droits”: droit à la prise en charge de ces mêmes risques par l’imaginaire de l’Institution, de l’Etat.
Celui-ci se représente, en même temps, comme une instance “surplombante”, “coiffante”, en un mot, “aliénante”.
L’on assiste ainsi, à travers la revendication du “droit à la sécurité” et par une accentuation de l’action de “colmatage” des risques, au passage de l’Etat-assistance à l’Etat-providence (Rosanvallon, 1981) qui, né d’un “manque” (et non d’une situation “d’abondance”, comme on le répète) deviendra le “grand Tout” qui doit apporter une réponse à tout.
Exemple de rêve de Tout: la Sécurité sociale (France, 1945), née de la constatation d’un manque, elle devient aussitôt, et toujours davantage, rêve imaginaire de Tout (prendre tout l’individu en charge).

Chômage “involontaire” et responsabilité sociale

Une autre notion avait, au début du siècle, pointé la dépendance et montré, par là, comment les liens se renouent à travers le travail, par un processus que nous connaissons bien maintenant.

Il s’agit de la notion de chômage “involontaire”, que Marshal avait opposée à celle de chômage “systématique”, attribué, celui-ci, à “la mauvaise volonté” –à la faute– de l’ouvrier “fainéant”, alors que le premier prend en compte la notion de “contexte”.

Marx avait appelé “structurel” le chômage que Marshal a dénommé “involontaire”, expliquant qu’il est dû aux contradictions provoquées par les rapports de production propres à la société de marché et par les nouvelles formes de salaire socialisé. Le chômage structurel sera, par ailleurs, défini conjoncturel et opposé au chômage dont l’ouvrier est responsable.

L’emploi du terme involontaire est important. En parallèle avec l’histoire de l’accident (du travail), ces notions montrent, l’une comme l’autre, le passage de la “faute personnelle” (l’accident), de la “fainéantise” individuelle (le chômage), à la notion de “contexte” qui, considéré comme dangereux, dépasse de toute façon l’individu.

Malheureusement, l’énonciation qui se noue mobilisant les catégories du registre symbolique, dépendance et inter-dépendance (aboutissant à un partage des risques), est vite effectuée sur un plan imaginaire, en attribuant à l’ensemble de la société, à l’Etat cette fois, le rôle imaginaire d’acteur tout-puissant, le même que l’individu détenait auparavant.

Nous le disions, le procédé est toujours le même: désarticulation des deux registres (Imaginaire et Symbolique) par lesquels nous mettons en forme, en scène, la société et privilège accordé à l’imaginaire dans une époque qui, cependant, ne relève déjà plus de la modernité exclusivement industrielle et qui, sans que nous en ayons conscience, relève en fait de nouveaux paradigmes, trans-modernes.

Les conséquences sont ainsi escomptées: apparition et développement du “social” qui prend de plus en plus de forces en essayant en vain d’apporter des réponses.
Situées sur le plan imaginaire du colmatage, celles-ci apparaissent, disions-nous, d’une part décevantes –on n’arrive jamais à tout “combler”– et, d’autre part, inadaptées : elles ne dérangent pas le déploiement de l’économique (qui continue imperturbé à se développer, se trouvant allégé du poids de ceux qu’il exclut).

Ces personnes sont en effet prises en charge ailleurs, par des circuits parallèles ou “alternatifs”, en laissant intactes ce que les théoriciens de ces mouvements appellent “les mentalités”, qu’il est en effet illusoire de vouloir “changer” (Laville, 1998). On ne se rend peut-être pas compte que parler en termes de mentalité ne veut plus dire grand-chose, sauf de très vague et imprécis, car il s’agit bien plutôt des catégories à la fois de pensée et d’actes (“Dire c’est faire”) qu’il ne s’agit certes pas de changer, car elles ont bien déjà changé: en fait, c’est la conscience de ce changement qui nous manque.
Mais, refusant l’emploi d’autres moyens et d’autres savoirs, on est conduit à “bricoler” des “remèdes” ou à fabriquer des “alternatives” nouvelles qui, à l’image de “la nouvelle société” d’il y a quelques années en France ou du “nouvel ordre mondial” anglo-saxon plus récent, n’ont rien de nouveau. Tout simplement, parce que remèdes et alternatives sont toujours pensés, définis, mis en scène, par les critères moderne-industriels qui, imaginaires, rendent leur mise en acte décevante, sinon impossible.

Chapitre 16

Du lien par la communauté au lien par le travail


Je voudrais m’arrêter encore un moment à la notion de travail qui, énoncée sur le plan du symbolique, s’est déclinée et se décline encore aujourd’hui selon le registre de l’imaginaire produisant de l’exclusion car, sur ce plan, les liens n’ont pas la possibilité de se faire.

“Ancrage” dans l’“ordre” symbolique

Le terme “travail”, au singulier, n’existait pas dans l’antiquité grecque. Vernant remarque qu’avant le Vème s. on ne parlait que de “travaux”, au pluriel –ergestai–, décrits par Hésiode (VIIIème s. av. J.C.) comme “école de vertu” et comme “peine”.
Deux idées s’y trouvent présentes: les travaux de l’agriculture en même temps qu’ils signifiaient labeur, punition et peine étaient, pour les hommes, un moyen privilégié de “participation”, c’est-à-dire de communication avec les dieux. L’idée de participation est essentielle: par les travaux des champs les hommes observent un rituel qui les fait “participer” à un ordre symbolique. Semer, labourer, récolter selon les dates prévues, c’est “se conformer”, c’est “reproduire” l’ordre inscrit dans le monde et voulu par les dieux, lesquels répondent à l’effort de l’homme en lui prodiguant les “dons venus de la nature”.

“Participer”, c’est le contraire de maîtriser, le contraire même de “transformer” au sens moderne du terme: l’action “sur” la nature était considérée comme un sacrilège. Selon Hésiode, si “le travail de la terre permet à l’homme de participer à un ordre supérieur”, en même temps naturel et divin, cependant, dit-il tout au début de son œuvre, “les dieux lui ont caché ce qui est nécessaire pour vivre: s’il n’en était pas ainsi, en un seul jour, il travaillerait suffisamment pour l’année entière et resterait ensuite sans rien faire”.

Voilà pourquoi les hommes sont obligés de “peiner”, de “s’escrimer”: par le travail –ponos– ils arrivent “péniblement” à des résultats qui sont toujours partiels: la fatigue des “travaux” est le signe de la condition “pénible” de l’homme.

Les artisans ont reproduit par la suite la dichotomie qui frappait, pour les Grecs, les travaux des agriculteurs: exaltés quand ils sont pensés “se conformer”, “reproduire” l’ordre de la nature en dépendance à l’égard des dieux, ils sont rabaissés lorsqu’ils deviennent les pourvoyeurs de ce qui concerne les besoins des âmes “végétative” et “sensitive”, bien distinctes de l’âme “rationnelle”, selon Aristote.
Pourquoi cette dichotomie?
Pour les Grecs, on l’a vu, les hommes ne doivent jamais oublier leur condition humaine et non pas divine: en tant que mortels, ils ne sont pas “producteurs”, ni de leur science ni de leurs connaissances ni de leurs discours. Ils ne peuvent avoir accès au réel qu’indirectement, à travers les dieux, à travers le mythe. Connaissance implique “reconnaissance”: c’est la reconnaissance de la dépendance du champ symbolique représenté, pour eux, par le monde du mythe ou des idées.
Ce que Jupiter a puni (voir mythe de Prométhée), c’est, donc, la “méconnaissance” de la dette des hommes envers les dieux, le péché de démesure: l’excès –l’ hybris–. Dès lors que l’homme sort du réseau mythique, il n’y a plus rien qui justifie ni la parole ni l’action. La condition “pénible”, dans laquelle l’homme doit souffrir pour arriver à connaître et à produire, a donc pour fin de le protéger de la démesure, de l’excès, lui rappelant qu’il n’est pas dieu, mais mortel.

Il y a ici l’explication du fait que, depuis l’antiquité, les hommes ont toujours éprouvé des difficultés non pas à s’assumer, mais à garder une image valorisante d’eux-mêmes et de leurs œuvres une fois que, coupés de l’ordre symbolique, leur champ d’action est reduit aux “intérêts” et aux productions personnelles. Le travail, pendant longtemps, n’a rien eu de valeureux: son histoire le confirme.

Du travail comme “peine” au travail “sans gloire”

Au Moyen-Age, le travail justifie pleinement, du XIIème jusqu’au XVIème s., son étymologie: il désigne et indique l’état de celui qui souffre, qui est tourmenté. Le travail n’avait de sens que lorsque, à l’instar de toute souffrance, il était considéré comme un moyen pour racheter des mérites qui permettent d’accéder au ciel, mais il perd son sens dès qu’il n’est plus qu’une activité dévolue à des fins personnelles, individuelles.

Cela est vrai même à l’époque qui marque le passage du Moyen-Age, (quand c’est encore par la prière qu’on glorifie Dieu), à la Réforme, (moment de revalorisation de l’action du travail contre la contemplation et la prière) lorsque le travail, de moyen pour servir Dieu (Luther) devient un moyen pour lui plaire (Calvin).
A ce moment, la réussite terrestre et ses œuvres ne se justifient plus uniquement parce qu’elles deviennent gage du salut céleste. Au contraire, loin d’être un moyen d’atteindre le salut, les “bonnes œuvres”, devenues œuvres tout court, sont la preuve du “salut réellement atteint” (Tawney,1951).
Mais si les “œuvres” retrouvent droit de cité, toutefois, elles restent “sans gloire”.

Ainsi, la connotation du travail, dévolu à des activités sans gloire, est négative et elle continuera de rester sinon négative, tout au moins ambiguë même quand, dès la fin du XVIIIème s., avec Smith ainsi que Ricardo, (on verra Marx par la suite), on estimera que la richesse ne vient plus du butin de la guerre, ni de la terre, ni du commerce, mais du travail de l’homme.

Le travail “producteur” (de richesses)

Même au moment où il est considéré comme créateur de richesses, le travail continue cependant d’être l’activité humaine la plus discutée.

Si Smith reconnaît le travail comme valeur, il continue toutefois de s’exprimer exactement comme les physiocrates: comme eux, il parle du “don” de la terre ou de la nature et montre par là que l’apport de la nature, et la dépendance de l’homme à son égard, ne sont pas rejetés pour autant. Si la terre cesse de jouir du rôle qu’elle avait eu pendant longtemps, l’énonciation du travail, comme production de richesse, continue toutefois d’être influencée par le caractère concret, matériel, qui était auparavant celui de la terre et de ses “dons”, considérés comme la première source de richesses. Ainsi, même quand le travail prend la place des “dons” de la terre, Smith ne peut s’empêcher de penser qu’il n’est productif que lorsqu’il s’est “concrétisé” dans la “chose”, dans l’objet produit. En conséquence, on pensera que le travail ne peut avoir de valeur que “fixé”, “incorporé” dans la production: le travail “stocké”, dit Marx.

Si donc l’activité de production s’énonce comme autonome, elle reste, en fait, toujours en relation de dépendance, mais non plus, comme jadis, à l’égard des dieux ou de la nature: c’est, maintenant, de l’objet produit que l’on est dépendant.
En conséquence, de même que les physiocrates, Smith appelle “producteurs” les agriculteurs qui travaillent la terre et l’aident à donner ses fruits, les objets produits. Mais, à la différence des physiocrates, Smith estimera que les artisans comme que les ouvriers des manufactures qui “transforment la nature”, sont aussi des “producteurs de matière”, (alors qu’ils étaient “stériles”, improductifs, pour les physiocrates).
Cependant, pour Smith, même s’il ne l’affirme pas clairement, les commerçants ne peuvent pas être “créateurs” de richesses car ils ne font que les “déplacer”, comme dira Marx très nettement.
Ainsi, une grande partie des hommes, que celui-ci appellera les “travailleurs”, ont été longtemps considérés comme “improductifs”.

L’objet du besoin

Il faudra qu’il y ait déplacement de la notion de produit à celle, subjective, de besoin, pour que l’action de produire se détache de l’objet produit et qu’elle devienne, selon J.B. Say, synonyme de création “d’utilités” capables d’être “échangées”.
A ce moment, services et commerce pourront être considérés comme producteurs de richesse, et cela même si ces productions ne sont pas matérielles, ne créant pas de la matière. J.B. Say appellera donc “producteurs” ceux qui font du commerce et travaillent dans les services, ainsi que les médecins et les professeurs: la condition est toutefois la même, à savoir que le travail effectué puisse, d’une certaine façon, être “stocké”. “Stocker” introduit, par ce biais, la matérialité du produit qui rappelle celle des “dons de la terre”.
Un médecin, dit J.B. Say, produit de la santé, car celle-ci peut être stockée dans le corps du patient guéri. De même, le professeur est d’une certaine façon producteur car la culture ne s’évapore pas mais est stockée dans l’élève qui apprend et qui s’en servira ensuite. Par ce biais, médecins et professeurs peuvent donc être considérés comme producteurs, ce qui aurait été impensable non seulement pour les physiocrates, mais aussi pour les économistes classiques précédents.

Le travail “matérialisé “ dans l’objet produit

Ainsi, seul le travail qui peut être stocké est déclaré productif: selon Stuart Mill (1848), le travail que l’on ne stocke pas, qui n’ajoute rien à la richesse de la nation, peut être “utile”, mais est improductif.
Si Mill distinguait, les “utilités fixes” et incorporées dans les objets, dans les êtres humains, il ajoutait à celles-ci les utilités qui ne sont fixées dans aucun objet, ni dans aucun être: elle consistent dans “les services échangés, les inconvénients épargnés” et dans “les plaisirs donnés”. Services échangés et plaisirs donnés: quel changement depuis les physiocrates. Il reste cependant qu’il s’agit d’“utilités” et non de “productions”.

Ainsi, à peine découverte, la notion du travail est soumise à critique: quand le fondement de la valeur n’est plus la terre ni, non plus, le travail de transformation de la matière, c’est l’objet du besoin subjectif de l’individu qui entre en scène.
Le besoin, en effet, est toujours énoncé (sauf au pluriel: “les besoins”) par rapport à l’objet qui le comble: quand nous disons “j’ai besoin d’eau”, c’est le complément du nom –c’est-à-dire l’eau– dont il s’agit, ce n’est pas le besoin lui-même, qui n’existe donc que par rapport à l’objet.
Objet du besoin, objet utile, ensuite objet rare, sur le plan de la complétude imaginaire, l’objet-produit dans sa matérialité stockable est toujours là, même sous forme de signe. C’est bien toujours de lui qu’il s’agit, qu’il soit censé combler un besoin ou qu’il soit produit pour être accumulé et stocké.

Ainsi, quand Veblen (1899), prend en compte la notion de travail-producteur de richesses, il revient à la notion de “travail-stocké”. En signalant le conflit entre les instincts “artisans” et “prédateurs”, il observe que ceux qui gèrent le travail des autres et ne s’occupent que de la circulation de l’argent ne sont pas des producteurs, mais au contraire des “parasites”. Cela montre que l’activité du travail continue d’être obligée de se matérialiser dans l’objet produit: quand cela n’arrive pas, elle devient insaisissable et disparaît.

Beaucoup plus tard, Baudrillard (1973) théorisera la valeur-signe dont la “consommation ostentatoire” est le prototype: on consomme quelque chose parce qu’on en a besoin, peut-être, mais aussi, et surtout, parce qu’elle nous permet de nous distinguer des autres: la “consommation ostentatoire” nous pose socialement.

Comme la valeur des produits, les signes de richesses se déplacent. Mais, s’ils changent de fonction, ils ne disparaissent pas pour autant. L’accent mis sur la production est passé sur la consommation et l’échange marchand: cependant, dans l’une comme dans l’autre, l’activité de travail doit pouvoir être en quelque sorte stockée, pense-t-on, autrement elle s’évapore.

On y revient: l’image de l’homme-producteur reste liée à sa production, dépendante de celle-ci; l’“acte” de produire ne peut en effet être saisi que cristallisé dans l’objet produit, inséparable de celui-ci. Et quand la valeur se déplace de la production à la consommation, le besoin, appelant l’objet qui le comble, nous renvoie encore au “produit”: c’est l’objet-rare, en attendant de devenir l’objet-signe. Cependant, l’objet est toujours là. Sur le plan imaginaire de la complétude, on ne peut en effet pas se passer de l’objet, dont la tâche est de colmater –imaginairement– ce “trou”, signifiant le manque, appelé “besoin”.

Le travail “valeur”

La notion de travail n’aura pas à jouir d’une image complètement positive même quand, avec Marx, elle devient “la” valeur.
Marx, certes, glorifiera l’activité de l’homme au travail en elle-même indépendamment des objets produits: elle est force (Arbeitskraft), et énergie: “vivre et travailler” sont la même chose, dit-il. Le travail est l’“essence même de l’homme”, il est “principe de liberté”.
Mais cette illustration n’élimine pas pour autant l’image négative du travail: si l’activité de l’homme est exaltée, elle reste cependant cristallisée dans la chose, dans l’objet. Pire encore, à ce moment elle est énoncée comme activité “réifiée”: l’on peut donc l’“acheter”.

De ce fait, elle devient “travail aliéné”. Devenu maître de sa force, l’homme découvre ainsi qu’elle lui échappera toujours, que ce soit sous forme de produit stocké, constitué en objet, ou d’énergie “réifiée”.
Ainsi, quand Marx magnifie sans complexe l’activité autonome de l’homme producteur par son travail, cette illustration est payée au prix fort, par la découverte que l’homme est aliéné et, justement, par sa propre activité, son travail.

Deux observations s’imposent.
La première: Marx avait montré que l’esprit se réalise par la prise de possession du monde extérieur. Or, cela n’est possible que parce que, pour Marx, le travail cesse d’être considéré en rapport avec l’intérêt individuel. C’est par le travail comme activité sociale que l’être humain produit, transforme et “métabolise” la nature, contrôlant “l’échange de matière qui se fait entre lui et la nature”.
Observons donc que Marx, déplaçant l’accent de l’“intérêt individuel” à la valeur “sociale” du travail, (c’est-à-dire, sortant le travail de la sphère du privé –l’intérêt privé–) peut, de ce fait, l’illustrer et le magnifier: c’est ainsi que le travail, devenant “action publique”, peut être estimé “valeureux” (Marx, 1946; cf. aussi 1954).

Une autre observation s’avère nécessaire: Marx déplace l’accent du plan de l’énergie physique, indispensable pour fournir un travail donné, à celui de l’“idée”, qui doit précéder le déploiement de l’énergie. Celui qui va faire une omelette, dit Marx, a déjà en tête “l’idée de l’omelette avant de la faire” (où il s’agit de “l’idée” et non de “l’idéal”): le travail est une “activité finalisée”.
Ainsi, si l’être humain ne reproduit plus le réel d’après le monde des Idées, comme le voulaient les Grecs –Platon–, s’il ne prie plus les dieux qui, eux, sont productifs (comme le voulaient les populations archaïques), si c’est lui-même qui transforme et “métabolise” la nature, il ne peut cependant le faire que d’après une idée qui, maintenant, ne vient plus d’ailleurs, mais n’est toutefois pas créée par lui: autrement dit, l’omelette dans le plat est médiatisée par le langage.
Marx signifie par là la présence du “tiers” entre l’homme et son produit, l’omelette, à savoir l’ordre symbolique.

Marx nous renvoie à Platon pour qui, nous le savons, le travail ne pouvait être que “reproduction de l’eidos”, –la forme– dans la matière.
Autrement dit, “le monde technicisé” n’est jamais uniquement matériel, “technique” (sauf sur le plan imaginaire), car son énonciation se fait sur le plan du symbolique, par le langage. C’est ce qui permet à Marx d’illustrer l’activité de l’homme au travail en découvrant l’insertion dans le champ symbolique dont celui-ci dépend et envers lequel il est en dette.

Cependant, Marx n’est malheureusement pas prêt à admettre ce type de dépendance. La dépendance, qui s’énonce chez lui selon le registre imaginaire et non pas symbolique (en tant qu’ancrage), devient signe d’aliénation.

Travail “aliénation” et travail stocké

Ce que Marx se trouve donc à théoriser, c’est en fait le “travail aliéné” qu’il faut ainsi désaliéner, ce qu’il s’imagine pouvoir faire en ré-attribuant à l’homme ce qui, de son énergie au travail, lui échappe. C’est pourquoi Marx dénonce l’exploitation de l’homme par l’homme et conclut à la nécessité de la révolution afin de reprendre la “force” qui, sous forme d’énergie stockée –de produit–, lui est “volée” sur le plan social. Marx pense très honnêtement que c’est de la sorte que l’homme pourra sortir de l’aliénation: il pourra reprendre par la révolution la maîtrise de ce qui lui appartient.

En nous situant sur le plan du symbolique, nous avons observé cependant, à propos de la coutume du “Hau”, ce qu’il en est du “droit” de “A” à “reprendre”ce qu’il a passé à “B” (Mauss, 1923).
Si l’aliénation, sous des formes diverses, est constitutive de l’être humain, le fait de la prendre en compte permettra de la découvrir là où elle est ressentie comme violence insupportable, sans chercher des boucs émissaires, sans rêver d’une liberté dépourvue de contraintes, située loin de toute idée d’ancrage et de dette symboliques.

Nous venons de le remarquer: le travail-peine devient travail-producteur (de richesses) et symbole de la “valeur” dès lors qu’il est matérialisé dans l’objet produit. Cependant il se transforme aussitôt en “aliénation” dans la mesure où l’individu découvre que sa propre force de travail “réifiée” est “à vendre”.
De même, si nous sommes passés de la production à ce que nous appellerions aujourd’hui la consommation, à ce moment aussi, le besoin, censé être à la source de cette dernière, introduit de nouveau l’idée que l’activité de travail n’existe pas en dehors de l’objet du besoin, du produit.
C’est à ce “prix” que l’activité du travail, réifiée, peut être échangée sur le marché, –ce qui permet d’en calculer le prix–.

Le signifiant travail: le colmatage des besoins par les produits

Voilà pourquoi beaucoup d’activités ne sont pas pensées comme des productions, car il est difficile de les “stocker” et de leur attribuer un prix dans le réseau d’échange marchand. Ces activités ne sont pas énoncées comme travail, ni leurs fruits comme des productions car elles ne peuvent entrer dans le système de comptabilité utilisé pour le calcul du P.N.B. (c’est ce système de comptabilisation qui définit en effet si une activité de travail est, ou non, une production).
Voilà pourquoi toute activité doit être énoncée sur le marché sous forme de “produit” vendable.
Ainsi, par exemple, les activités de formation deviennent des “produits” à vendre à un certain “public”; les soins donnés en hôpital deviennent des “produits” de santé ; les idées deviennent des “biens”: “produits culturels” ou même “capital” (culturel). Quand on enseigne, l’activité de professeur est énoncée sous forme d’énergie (intellectuelle) stockée dans un produit, censé matérialiser un certain nombre de connaissances, elles-mêmes à faire passer dans un nombre d’heures d’enseignement adressées à un public déterminé. En revanche, l’activité de chercheur (du même professeur) n’est pas prise en compte, car il est difficile de l’énoncer comme un “produit”: on ne peut pas matérialiser le nombre de “réflexions” en un nombre déterminé d’heures (à moins de payer cette activité –qu’elle soit ou non productive– par un certain salaire qui ne correspond plus alors à un travail-objet déterminable). Ce qu’on peut rémunérer, c’est uniquement le produit, article ou thèse, et encore: on ne peut le rémunérer que si ce produit est vendu sur le marché. En dehors de celui-ci, il n’y a pas de moyen –objectif– d’estimation (qu’est-ce qu’un article dans un tiroir, ou les dossiers qui ont servi à faire un article? Rien).
Ainsi nous pensons, nous mettons en forme le monde et la société en termes de “produit”, d’objet à vendre. Autrement dit, l’énonciation se fait sur le plan imaginaire de la complétude où l’objet appelé à répondre à la demande (la “colmater”), ayant toujours une consistance perçue comme “objective”, devient le “produit”.

Le travail “source d’autonomie”

Toutefois, les difficultés graves ici signalées n’ont pas encore amené à modifier la définition même du travail: il est pensé toujours comme action “sur” l’objet. C’est compréhensible, car c’est par cette action de maîtrise que le travail est devenu symbole d’indépendance.

D’action “inférieure”, –à cacher– comme disaient les Grecs, le travail est devenu action qui “ennoblit l’homme”, puisque c’est le moyen par lequel il acquiert son indépendance. Celle-ci n’a plus affaire avec la libération des passions ou avec le salut de l’âme; pour Marx, “Arbeit macht frei” de même que pour Rousseau “le travail c’est –dit-il– la liberté”. “Le travail a tous les pouvoirs, dit à son tour Voltaire, car il éloigne l’ennui, le besoin et le vice...”. Nous pourrions multiplier les aphorismes.

La situation s’est retournée: de “peine” et “devoir” (“tu travailleras à la sueur de ton front”), le travail devient un “droit”. Ainsi, alors qu’auparavant l’image de l’homme au travail n’était pas toujours noble, à l’époque moderne-industrielle, c’est en revanche “l’homme qui ne travaille pas qui est soumis à déchéance”.

Tels sont les termes qu’emploie L. Febvre dans un texte écrit en 1948:
«Un homme de mon âge a vu, de ses yeux, dit-il, entre 1880 et 1940, s’accomplir la “grande déchéance” de l’homme qui ne “fait rien”, de l’homme qui ne travaille pas, de l’“oisif” rentier, et s’amorcer (avec le retard convenable) le discrédit de la femme “sans profession”...
Des rentiers, je veux dire des hommes qui ont aujourd’hui le courage civique de se qualifier ainsi, on n’en compte plus guère que deux sur cent en France. Pas beaucoup plus qu’on ne compte, dans notre pays, de nomades, de détenus, d’hospitalisés…».

Ce texte montre bien le renversement de l’énonciation du travail: contempler (les idées) et les “reproduire” dans la matière, jouir de l’œuvre des dieux, n’est plus de mise. Ainsi, Marie qui, assise, heureuse et immobile, jouit de la vue de Jésus et le glorifie, est détrônée par Marthe, qui s’affaire à la cuisine (Luc, 10, 38 sq).
Tout le monde se doit de dire qu’il travaille, “même s’il ne le fait pas”, disait une retraitée. On comprend dès lors pourquoi les “négoces”, de négatif (nec-otia) sont devenus un positif: les négoces sont devenus les “affaires”.
On comprend aussi pourquoi parler en termes de “devoirs” n’est plus de mise: le travail, avant même d’être un devoir, est source de droits. D’ailleurs, le terme même de devoir –d’obligation– est devenu “ringard”: «Ça fait ringard, –disait une (jeune) retraitée– jamais je n’emploierai ce mot avec mes petits-enfants, ils ne comprendraient pas...Avant, on vous parlait toujours de vos responsabilités, on était responsable vis-à-vis de soi-même et de ses proches, je m’en souviens, on était fier de mettre de côté pour les enfants et pour ses vieux jours. Il fallait être prévoyant pour ne jamais rien demander à personne. Maintenant, bien sûr, il y a la sécurité sociale; on n’a plus de devoirs. Ainsi, on n’a que des droits».

A partir de la deuxième moitié de ce siècle, ces droits seront de plus en plus nombreux et donneront lieu à des populations “à droits”, à côté desquelles il y aura, en marge, la population de ceux qui n’en ont que peu, ou pas du tout, puisqu’ils ne travaillent pas: les chômeurs “en fin de droits” (!). Le travail devient un droit. Ainsi, du droit “du” travail (donné par le travail), on passera au droit “au” travail, ce qui met en évidence les difficultés qu’il présente actuellement.

Le travail-“identification”

De ce fait, le travail est devenu un moyen d’identification, peut-être le plus puissant (Sainsaulieu, 1977).
Dans notre société définie par la mobilité sociale, le statut, n’étant plus “attribué” par le groupe d’appartenance, est “acquis” et, notamment, à travers le travail.
On se détermine par ce qu’on “fait” et à tel point que, souvent, on arrive à confondre “ce qu’on fait” avec “ce qu’on est”.
Un exemple: quand on demande à quelqu’un “qui êtes-vous?” on obtient toujours une réponse par laquelle l’individu se donne à voir par la place qu’il occupe dans les rapports de production (“je suis maçon” ou “professeur”), en éliminant tout ce qu’il est par ailleurs, et cela même lorsqu’il est sorti de ces rapports. Un retraité se définira toujours en disant, par ex., qu’il est un ex-maçon ou un ex-professeur.
Il n’y a pas d’autre place pour les hommes et les femmes que celles qu’ils occupent dans les rapports de production, d’où le drame: lorsqu’ils en sortent, ils perdent la place dans la société.

Ainsi, au moment où le travail de “peine” se fait “valeur”, source d’indépendance, il est remis en cause (à partir de la fin des années ’60 et pendant les années ’70). Devenu rare, il reste cependant l’unique moyen d’identification pour les actifs, ce qui prive les inactifs d’identité.

Derniers glissements du signifiant “travail ”: les catégories à l’œuvre

La notion de travail n’a pas changé: elle est toujours pensée comme une action “sur” l’objet en vue de sa maîtrise, ou en vue de la reproduction de ce même travail, censé créer ainsi d’autres “travaux”. Or, cette représentation ne semble plus être “heureuse” de nos jours: en fait, ce très bref rappel historique montre qu’elle ne l’a jamais été.
Les instruments que nous nous sommes donnés nous permettent maintenant de le définir en tant qu’“acte” et non plus seulement comme un “fait”, une “réalité” déjà là, à “représenter”. Ainsi, il s’agit non plus de “changer” nos représentations, comme l’on dit, mais de consentir à reconnaître les transformations, que nous-mêmes nous produisons. La théorie des Actes de Langage a mis en effet en évidence que si l’“homo percipiens” est “homo loquens”, son rapport à l’objet ne peut plus se définir en termes “d’action sur”, qu’il s’agisse soit de le connaître ou de le “poser”, soit de le “métaboliser”. Ce rapport se fait en termes d’inter-dépendance médiatisée symboliquement par le langage.

Le travail, non plus conçu comme action “sur” l’objet, devient “action avec” l’autre, dont un exemple est constitué, avant tout, par la relation ad “personam”. Définie d’habitude comme un service du tertiaire, elle est destinée en revanche à devenir (on le verra) une (nouvelle) production du “quaternaire”.

Quant aux individus, agents ou acteurs, “métabolisateurs” de la matière, ils sont maintenant à penser comme des sujets (d’énonciation). Non plus pris uniquement dans des rapports de production, ils se retrouvent dans des rapports que nous appellerions de place dans le champ symbolique du langage, le premier ordre que nous tous, nous rencontrons en naissant. Si dire c’est faire (Austin), l’acte de faire ne saurait plus être synonyme de “transformation de la nature”, action sur celle-ci, mais de “reconnaissance”, de composition avec son propre environnement. Si le sujet est “ancré”, dépendant du champ symbolique qui le constitue en tant qu’être de langage, nous ne pouvons plus le définir comme un individu “acteur”, un sujet “plein”, un “moi fort”. Sur le plan du symbolique, la force qu’il possède lui vient de l’ancrage à l’ordre symbolique, auquel il doit précisément d’être sujet (énonçant). Toutefois, l’emploi des catégories de la complétude imaginaire nous met dans l’impossibilité de reconnaître ceci: que la “force” vient, justement, de l’ancrage.

En guise de conclusion

Il apparaît que les difficultés éprouvées dans la définition des notions de travail et de production viennent de l’énonciation selon le registre de l’imaginaire, par les catégories de l’individu telles que l’action “sur”, l’autonomie et l’indépendance, conquises sur le plan de l’“économique”, instance devenue elle aussi autonome (dis-embedded). C’est pourquoi –disions-nous– la notion d’individu est, elle aussi, une notion “économique”.

Sur le plan de l’imaginaire, l’objet, le “produit” a une place de choix. Il est la concrétisation de l’acte de produire (travail stocké, énergie réifiée ou objet du besoin) et a pour tâche de “boucher les trous”: ainsi, sa tâche est de colmater l’angoisse et le manque tout en provoquant, en même temps, un sentiment d’aliénation.

Ainsi, sur ce plan, production et travail se montrent des notions particulièrement “malheureuses” pour l’énonciation des “actifs” mais aussi de tous ceux qui, exclus du travail, sont classés en conséquence comme des improductifs et considérés comme in-actifs par la société où ils vivent, dès lors que celle-ci, à travers l’énonciation du travail, est amenée à discriminer ceux qui sont aptes à travailler et à produire –à mettre dans les manufactures– et ceux qui ne le sont pas –à mettre à l’asile–.
Cela fut (et c’est encore) le cas de la société moderne, mais il n’en fut pas toujours ainsi.
Qu’en sera-t-il demain (c’est-à-dire, aujourd’hui)? La réponse est claire: ce sera ce que les catégories énonciatives nous permettront de mettre en forme –de performer– selon les registres employés: imaginaire et/ou symbolique.