Du lien par la communauté au lien par le travail
Je voudrais m’arrêter encore un moment à la notion de travail qui, énoncée sur le plan du symbolique, s’est déclinée et se décline encore aujourd’hui selon le registre de l’imaginaire produisant de l’exclusion car, sur ce plan, les liens n’ont pas la possibilité de se faire.
“Ancrage” dans l’“ordre” symbolique
Le terme “travail”, au singulier, n’existait pas dans l’antiquité grecque. Vernant remarque qu’avant le Vème s. on ne parlait que de “travaux”, au pluriel –ergestai–, décrits par Hésiode (VIIIème s. av. J.C.) comme “école de vertu” et comme “peine”.
Deux idées s’y trouvent présentes: les travaux de l’agriculture en même temps qu’ils signifiaient labeur, punition et peine étaient, pour les hommes, un moyen privilégié de “participation”, c’est-à-dire de communication avec les dieux. L’idée de participation est essentielle: par les travaux des champs les hommes observent un rituel qui les fait “participer” à un ordre symbolique. Semer, labourer, récolter selon les dates prévues, c’est “se conformer”, c’est “reproduire” l’ordre inscrit dans le monde et voulu par les dieux, lesquels répondent à l’effort de l’homme en lui prodiguant les “dons venus de la nature”.
“Participer”, c’est le contraire de maîtriser, le contraire même de “transformer” au sens moderne du terme: l’action “sur” la nature était considérée comme un sacrilège. Selon Hésiode, si “le travail de la terre permet à l’homme de participer à un ordre supérieur”, en même temps naturel et divin, cependant, dit-il tout au début de son œuvre, “les dieux lui ont caché ce qui est nécessaire pour vivre: s’il n’en était pas ainsi, en un seul jour, il travaillerait suffisamment pour l’année entière et resterait ensuite sans rien faire”.
Voilà pourquoi les hommes sont obligés de “peiner”, de “s’escrimer”: par le travail –ponos– ils arrivent “péniblement” à des résultats qui sont toujours partiels: la fatigue des “travaux” est le signe de la condition “pénible” de l’homme.
Les artisans ont reproduit par la suite la dichotomie qui frappait, pour les Grecs, les travaux des agriculteurs: exaltés quand ils sont pensés “se conformer”, “reproduire” l’ordre de la nature en dépendance à l’égard des dieux, ils sont rabaissés lorsqu’ils deviennent les pourvoyeurs de ce qui concerne les besoins des âmes “végétative” et “sensitive”, bien distinctes de l’âme “rationnelle”, selon Aristote.
Pourquoi cette dichotomie?
Pour les Grecs, on l’a vu, les hommes ne doivent jamais oublier leur condition humaine et non pas divine: en tant que mortels, ils ne sont pas “producteurs”, ni de leur science ni de leurs connaissances ni de leurs discours. Ils ne peuvent avoir accès au réel qu’indirectement, à travers les dieux, à travers le mythe. Connaissance implique “reconnaissance”: c’est la reconnaissance de la dépendance du champ symbolique représenté, pour eux, par le monde du mythe ou des idées.
Ce que Jupiter a puni (voir mythe de Prométhée), c’est, donc, la “méconnaissance” de la dette des hommes envers les dieux, le péché de démesure: l’excès –l’ hybris–. Dès lors que l’homme sort du réseau mythique, il n’y a plus rien qui justifie ni la parole ni l’action. La condition “pénible”, dans laquelle l’homme doit souffrir pour arriver à connaître et à produire, a donc pour fin de le protéger de la démesure, de l’excès, lui rappelant qu’il n’est pas dieu, mais mortel.
Il y a ici l’explication du fait que, depuis l’antiquité, les hommes ont toujours éprouvé des difficultés non pas à s’assumer, mais à garder une image valorisante d’eux-mêmes et de leurs œuvres une fois que, coupés de l’ordre symbolique, leur champ d’action est reduit aux “intérêts” et aux productions personnelles. Le travail, pendant longtemps, n’a rien eu de valeureux: son histoire le confirme.
Du travail comme “peine” au travail “sans gloire”
Au Moyen-Age, le travail justifie pleinement, du XIIème jusqu’au XVIème s., son étymologie: il désigne et indique l’état de celui qui souffre, qui est tourmenté. Le travail n’avait de sens que lorsque, à l’instar de toute souffrance, il était considéré comme un moyen pour racheter des mérites qui permettent d’accéder au ciel, mais il perd son sens dès qu’il n’est plus qu’une activité dévolue à des fins personnelles, individuelles.
Cela est vrai même à l’époque qui marque le passage du Moyen-Age, (quand c’est encore par la prière qu’on glorifie Dieu), à la Réforme, (moment de revalorisation de l’action du travail contre la contemplation et la prière) lorsque le travail, de moyen pour servir Dieu (Luther) devient un moyen pour lui plaire (Calvin).
A ce moment, la réussite terrestre et ses œuvres ne se justifient plus uniquement parce qu’elles deviennent gage du salut céleste. Au contraire, loin d’être un moyen d’atteindre le salut, les “bonnes œuvres”, devenues œuvres tout court, sont la preuve du “salut réellement atteint” (Tawney,1951).
Mais si les “œuvres” retrouvent droit de cité, toutefois, elles restent “sans gloire”.
Ainsi, la connotation du travail, dévolu à des activités sans gloire, est négative et elle continuera de rester sinon négative, tout au moins ambiguë même quand, dès la fin du XVIIIème s., avec Smith ainsi que Ricardo, (on verra Marx par la suite), on estimera que la richesse ne vient plus du butin de la guerre, ni de la terre, ni du commerce, mais du travail de l’homme.
Le travail “producteur” (de richesses)
Même au moment où il est considéré comme créateur de richesses, le travail continue cependant d’être l’activité humaine la plus discutée.
Si Smith reconnaît le travail comme valeur, il continue toutefois de s’exprimer exactement comme les physiocrates: comme eux, il parle du “don” de la terre ou de la nature et montre par là que l’apport de la nature, et la dépendance de l’homme à son égard, ne sont pas rejetés pour autant. Si la terre cesse de jouir du rôle qu’elle avait eu pendant longtemps, l’énonciation du travail, comme production de richesse, continue toutefois d’être influencée par le caractère concret, matériel, qui était auparavant celui de la terre et de ses “dons”, considérés comme la première source de richesses. Ainsi, même quand le travail prend la place des “dons” de la terre, Smith ne peut s’empêcher de penser qu’il n’est productif que lorsqu’il s’est “concrétisé” dans la “chose”, dans l’objet produit. En conséquence, on pensera que le travail ne peut avoir de valeur que “fixé”, “incorporé” dans la production: le travail “stocké”, dit Marx.
Si donc l’activité de production s’énonce comme autonome, elle reste, en fait, toujours en relation de dépendance, mais non plus, comme jadis, à l’égard des dieux ou de la nature: c’est, maintenant, de l’objet produit que l’on est dépendant.
En conséquence, de même que les physiocrates, Smith appelle “producteurs” les agriculteurs qui travaillent la terre et l’aident à donner ses fruits, les objets produits. Mais, à la différence des physiocrates, Smith estimera que les artisans comme que les ouvriers des manufactures qui “transforment la nature”, sont aussi des “producteurs de matière”, (alors qu’ils étaient “stériles”, improductifs, pour les physiocrates).
Cependant, pour Smith, même s’il ne l’affirme pas clairement, les commerçants ne peuvent pas être “créateurs” de richesses car ils ne font que les “déplacer”, comme dira Marx très nettement.
Ainsi, une grande partie des hommes, que celui-ci appellera les “travailleurs”, ont été longtemps considérés comme “improductifs”.
L’objet du besoin
Il faudra qu’il y ait déplacement de la notion de produit à celle, subjective, de besoin, pour que l’action de produire se détache de l’objet produit et qu’elle devienne, selon J.B. Say, synonyme de création “d’utilités” capables d’être “échangées”.
A ce moment, services et commerce pourront être considérés comme producteurs de richesse, et cela même si ces productions ne sont pas matérielles, ne créant pas de la matière. J.B. Say appellera donc “producteurs” ceux qui font du commerce et travaillent dans les services, ainsi que les médecins et les professeurs: la condition est toutefois la même, à savoir que le travail effectué puisse, d’une certaine façon, être “stocké”. “Stocker” introduit, par ce biais, la matérialité du produit qui rappelle celle des “dons de la terre”.
Un médecin, dit J.B. Say, produit de la santé, car celle-ci peut être stockée dans le corps du patient guéri. De même, le professeur est d’une certaine façon producteur car la culture ne s’évapore pas mais est stockée dans l’élève qui apprend et qui s’en servira ensuite. Par ce biais, médecins et professeurs peuvent donc être considérés comme producteurs, ce qui aurait été impensable non seulement pour les physiocrates, mais aussi pour les économistes classiques précédents.
Le travail “matérialisé “ dans l’objet produit
Ainsi, seul le travail qui peut être stocké est déclaré productif: selon Stuart Mill (1848), le travail que l’on ne stocke pas, qui n’ajoute rien à la richesse de la nation, peut être “utile”, mais est improductif.
Si Mill distinguait, les “utilités fixes” et incorporées dans les objets, dans les êtres humains, il ajoutait à celles-ci les utilités qui ne sont fixées dans aucun objet, ni dans aucun être: elle consistent dans “les services échangés, les inconvénients épargnés” et dans “les plaisirs donnés”. Services échangés et plaisirs donnés: quel changement depuis les physiocrates. Il reste cependant qu’il s’agit d’“utilités” et non de “productions”.
Ainsi, à peine découverte, la notion du travail est soumise à critique: quand le fondement de la valeur n’est plus la terre ni, non plus, le travail de transformation de la matière, c’est l’objet du besoin subjectif de l’individu qui entre en scène.
Le besoin, en effet, est toujours énoncé (sauf au pluriel: “les besoins”) par rapport à l’objet qui le comble: quand nous disons “j’ai besoin d’eau”, c’est le complément du nom –c’est-à-dire l’eau– dont il s’agit, ce n’est pas le besoin lui-même, qui n’existe donc que par rapport à l’objet.
Objet du besoin, objet utile, ensuite objet rare, sur le plan de la complétude imaginaire, l’objet-produit dans sa matérialité stockable est toujours là, même sous forme de signe. C’est bien toujours de lui qu’il s’agit, qu’il soit censé combler un besoin ou qu’il soit produit pour être accumulé et stocké.
Ainsi, quand Veblen (1899), prend en compte la notion de travail-producteur de richesses, il revient à la notion de “travail-stocké”. En signalant le conflit entre les instincts “artisans” et “prédateurs”, il observe que ceux qui gèrent le travail des autres et ne s’occupent que de la circulation de l’argent ne sont pas des producteurs, mais au contraire des “parasites”. Cela montre que l’activité du travail continue d’être obligée de se matérialiser dans l’objet produit: quand cela n’arrive pas, elle devient insaisissable et disparaît.
Beaucoup plus tard, Baudrillard (1973) théorisera la valeur-signe dont la “consommation ostentatoire” est le prototype: on consomme quelque chose parce qu’on en a besoin, peut-être, mais aussi, et surtout, parce qu’elle nous permet de nous distinguer des autres: la “consommation ostentatoire” nous pose socialement.
Comme la valeur des produits, les signes de richesses se déplacent. Mais, s’ils changent de fonction, ils ne disparaissent pas pour autant. L’accent mis sur la production est passé sur la consommation et l’échange marchand: cependant, dans l’une comme dans l’autre, l’activité de travail doit pouvoir être en quelque sorte stockée, pense-t-on, autrement elle s’évapore.
On y revient: l’image de l’homme-producteur reste liée à sa production, dépendante de celle-ci; l’“acte” de produire ne peut en effet être saisi que cristallisé dans l’objet produit, inséparable de celui-ci. Et quand la valeur se déplace de la production à la consommation, le besoin, appelant l’objet qui le comble, nous renvoie encore au “produit”: c’est l’objet-rare, en attendant de devenir l’objet-signe. Cependant, l’objet est toujours là. Sur le plan imaginaire de la complétude, on ne peut en effet pas se passer de l’objet, dont la tâche est de colmater –imaginairement– ce “trou”, signifiant le manque, appelé “besoin”.
Le travail “valeur”
La notion de travail n’aura pas à jouir d’une image complètement positive même quand, avec Marx, elle devient “la” valeur.
Marx, certes, glorifiera l’activité de l’homme au travail en elle-même indépendamment des objets produits: elle est force (Arbeitskraft), et énergie: “vivre et travailler” sont la même chose, dit-il. Le travail est l’“essence même de l’homme”, il est “principe de liberté”.
Mais cette illustration n’élimine pas pour autant l’image négative du travail: si l’activité de l’homme est exaltée, elle reste cependant cristallisée dans la chose, dans l’objet. Pire encore, à ce moment elle est énoncée comme activité “réifiée”: l’on peut donc l’“acheter”.
De ce fait, elle devient “travail aliéné”. Devenu maître de sa force, l’homme découvre ainsi qu’elle lui échappera toujours, que ce soit sous forme de produit stocké, constitué en objet, ou d’énergie “réifiée”.
Ainsi, quand Marx magnifie sans complexe l’activité autonome de l’homme producteur par son travail, cette illustration est payée au prix fort, par la découverte que l’homme est aliéné et, justement, par sa propre activité, son travail.
Deux observations s’imposent.
La première: Marx avait montré que l’esprit se réalise par la prise de possession du monde extérieur. Or, cela n’est possible que parce que, pour Marx, le travail cesse d’être considéré en rapport avec l’intérêt individuel. C’est par le travail comme activité sociale que l’être humain produit, transforme et “métabolise” la nature, contrôlant “l’échange de matière qui se fait entre lui et la nature”.
Observons donc que Marx, déplaçant l’accent de l’“intérêt individuel” à la valeur “sociale” du travail, (c’est-à-dire, sortant le travail de la sphère du privé –l’intérêt privé–) peut, de ce fait, l’illustrer et le magnifier: c’est ainsi que le travail, devenant “action publique”, peut être estimé “valeureux” (Marx, 1946; cf. aussi 1954).
Une autre observation s’avère nécessaire: Marx déplace l’accent du plan de l’énergie physique, indispensable pour fournir un travail donné, à celui de l’“idée”, qui doit précéder le déploiement de l’énergie. Celui qui va faire une omelette, dit Marx, a déjà en tête “l’idée de l’omelette avant de la faire” (où il s’agit de “l’idée” et non de “l’idéal”): le travail est une “activité finalisée”.
Ainsi, si l’être humain ne reproduit plus le réel d’après le monde des Idées, comme le voulaient les Grecs –Platon–, s’il ne prie plus les dieux qui, eux, sont productifs (comme le voulaient les populations archaïques), si c’est lui-même qui transforme et “métabolise” la nature, il ne peut cependant le faire que d’après une idée qui, maintenant, ne vient plus d’ailleurs, mais n’est toutefois pas créée par lui: autrement dit, l’omelette dans le plat est médiatisée par le langage.
Marx signifie par là la présence du “tiers” entre l’homme et son produit, l’omelette, à savoir l’ordre symbolique.
Marx nous renvoie à Platon pour qui, nous le savons, le travail ne pouvait être que “reproduction de l’eidos”, –la forme– dans la matière.
Autrement dit, “le monde technicisé” n’est jamais uniquement matériel, “technique” (sauf sur le plan imaginaire), car son énonciation se fait sur le plan du symbolique, par le langage. C’est ce qui permet à Marx d’illustrer l’activité de l’homme au travail en découvrant l’insertion dans le champ symbolique dont celui-ci dépend et envers lequel il est en dette.
Cependant, Marx n’est malheureusement pas prêt à admettre ce type de dépendance. La dépendance, qui s’énonce chez lui selon le registre imaginaire et non pas symbolique (en tant qu’ancrage), devient signe d’aliénation.
Travail “aliénation” et travail stocké
Ce que Marx se trouve donc à théoriser, c’est en fait le “travail aliéné” qu’il faut ainsi désaliéner, ce qu’il s’imagine pouvoir faire en ré-attribuant à l’homme ce qui, de son énergie au travail, lui échappe. C’est pourquoi Marx dénonce l’exploitation de l’homme par l’homme et conclut à la nécessité de la révolution afin de reprendre la “force” qui, sous forme d’énergie stockée –de produit–, lui est “volée” sur le plan social. Marx pense très honnêtement que c’est de la sorte que l’homme pourra sortir de l’aliénation: il pourra reprendre par la révolution la maîtrise de ce qui lui appartient.
En nous situant sur le plan du symbolique, nous avons observé cependant, à propos de la coutume du “Hau”, ce qu’il en est du “droit” de “A” à “reprendre”ce qu’il a passé à “B” (Mauss, 1923).
Si l’aliénation, sous des formes diverses, est constitutive de l’être humain, le fait de la prendre en compte permettra de la découvrir là où elle est ressentie comme violence insupportable, sans chercher des boucs émissaires, sans rêver d’une liberté dépourvue de contraintes, située loin de toute idée d’ancrage et de dette symboliques.
Nous venons de le remarquer: le travail-peine devient travail-producteur (de richesses) et symbole de la “valeur” dès lors qu’il est matérialisé dans l’objet produit. Cependant il se transforme aussitôt en “aliénation” dans la mesure où l’individu découvre que sa propre force de travail “réifiée” est “à vendre”.
De même, si nous sommes passés de la production à ce que nous appellerions aujourd’hui la consommation, à ce moment aussi, le besoin, censé être à la source de cette dernière, introduit de nouveau l’idée que l’activité de travail n’existe pas en dehors de l’objet du besoin, du produit.
C’est à ce “prix” que l’activité du travail, réifiée, peut être échangée sur le marché, –ce qui permet d’en calculer le prix–.
Le signifiant travail: le colmatage des besoins par les produits
Voilà pourquoi beaucoup d’activités ne sont pas pensées comme des productions, car il est difficile de les “stocker” et de leur attribuer un prix dans le réseau d’échange marchand. Ces activités ne sont pas énoncées comme travail, ni leurs fruits comme des productions car elles ne peuvent entrer dans le système de comptabilité utilisé pour le calcul du P.N.B. (c’est ce système de comptabilisation qui définit en effet si une activité de travail est, ou non, une production).
Voilà pourquoi toute activité doit être énoncée sur le marché sous forme de “produit” vendable.
Ainsi, par exemple, les activités de formation deviennent des “produits” à vendre à un certain “public”; les soins donnés en hôpital deviennent des “produits” de santé ; les idées deviennent des “biens”: “produits culturels” ou même “capital” (culturel). Quand on enseigne, l’activité de professeur est énoncée sous forme d’énergie (intellectuelle) stockée dans un produit, censé matérialiser un certain nombre de connaissances, elles-mêmes à faire passer dans un nombre d’heures d’enseignement adressées à un public déterminé. En revanche, l’activité de chercheur (du même professeur) n’est pas prise en compte, car il est difficile de l’énoncer comme un “produit”: on ne peut pas matérialiser le nombre de “réflexions” en un nombre déterminé d’heures (à moins de payer cette activité –qu’elle soit ou non productive– par un certain salaire qui ne correspond plus alors à un travail-objet déterminable). Ce qu’on peut rémunérer, c’est uniquement le produit, article ou thèse, et encore: on ne peut le rémunérer que si ce produit est vendu sur le marché. En dehors de celui-ci, il n’y a pas de moyen –objectif– d’estimation (qu’est-ce qu’un article dans un tiroir, ou les dossiers qui ont servi à faire un article? Rien).
Ainsi nous pensons, nous mettons en forme le monde et la société en termes de “produit”, d’objet à vendre. Autrement dit, l’énonciation se fait sur le plan imaginaire de la complétude où l’objet appelé à répondre à la demande (la “colmater”), ayant toujours une consistance perçue comme “objective”, devient le “produit”.
Le travail “source d’autonomie”
Toutefois, les difficultés graves ici signalées n’ont pas encore amené à modifier la définition même du travail: il est pensé toujours comme action “sur” l’objet. C’est compréhensible, car c’est par cette action de maîtrise que le travail est devenu symbole d’indépendance.
D’action “inférieure”, –à cacher– comme disaient les Grecs, le travail est devenu action qui “ennoblit l’homme”, puisque c’est le moyen par lequel il acquiert son indépendance. Celle-ci n’a plus affaire avec la libération des passions ou avec le salut de l’âme; pour Marx, “Arbeit macht frei” de même que pour Rousseau “le travail c’est –dit-il– la liberté”. “Le travail a tous les pouvoirs, dit à son tour Voltaire, car il éloigne l’ennui, le besoin et le vice...”. Nous pourrions multiplier les aphorismes.
La situation s’est retournée: de “peine” et “devoir” (“tu travailleras à la sueur de ton front”), le travail devient un “droit”. Ainsi, alors qu’auparavant l’image de l’homme au travail n’était pas toujours noble, à l’époque moderne-industrielle, c’est en revanche “l’homme qui ne travaille pas qui est soumis à déchéance”.
Tels sont les termes qu’emploie L. Febvre dans un texte écrit en 1948:
«Un homme de mon âge a vu, de ses yeux, dit-il, entre 1880 et 1940, s’accomplir la “grande déchéance” de l’homme qui ne “fait rien”, de l’homme qui ne travaille pas, de l’“oisif” rentier, et s’amorcer (avec le retard convenable) le discrédit de la femme “sans profession”...
Des rentiers, je veux dire des hommes qui ont aujourd’hui le courage civique de se qualifier ainsi, on n’en compte plus guère que deux sur cent en France. Pas beaucoup plus qu’on ne compte, dans notre pays, de nomades, de détenus, d’hospitalisés…».
Ce texte montre bien le renversement de l’énonciation du travail: contempler (les idées) et les “reproduire” dans la matière, jouir de l’œuvre des dieux, n’est plus de mise. Ainsi, Marie qui, assise, heureuse et immobile, jouit de la vue de Jésus et le glorifie, est détrônée par Marthe, qui s’affaire à la cuisine (Luc, 10, 38 sq).
Tout le monde se doit de dire qu’il travaille, “même s’il ne le fait pas”, disait une retraitée. On comprend dès lors pourquoi les “négoces”, de négatif (nec-otia) sont devenus un positif: les négoces sont devenus les “affaires”.
On comprend aussi pourquoi parler en termes de “devoirs” n’est plus de mise: le travail, avant même d’être un devoir, est source de droits. D’ailleurs, le terme même de devoir –d’obligation– est devenu “ringard”: «Ça fait ringard, –disait une (jeune) retraitée– jamais je n’emploierai ce mot avec mes petits-enfants, ils ne comprendraient pas...Avant, on vous parlait toujours de vos responsabilités, on était responsable vis-à-vis de soi-même et de ses proches, je m’en souviens, on était fier de mettre de côté pour les enfants et pour ses vieux jours. Il fallait être prévoyant pour ne jamais rien demander à personne. Maintenant, bien sûr, il y a la sécurité sociale; on n’a plus de devoirs. Ainsi, on n’a que des droits».
A partir de la deuxième moitié de ce siècle, ces droits seront de plus en plus nombreux et donneront lieu à des populations “à droits”, à côté desquelles il y aura, en marge, la population de ceux qui n’en ont que peu, ou pas du tout, puisqu’ils ne travaillent pas: les chômeurs “en fin de droits” (!). Le travail devient un droit. Ainsi, du droit “du” travail (donné par le travail), on passera au droit “au” travail, ce qui met en évidence les difficultés qu’il présente actuellement.
Le travail-“identification”
De ce fait, le travail est devenu un moyen d’identification, peut-être le plus puissant (Sainsaulieu, 1977).
Dans notre société définie par la mobilité sociale, le statut, n’étant plus “attribué” par le groupe d’appartenance, est “acquis” et, notamment, à travers le travail.
On se détermine par ce qu’on “fait” et à tel point que, souvent, on arrive à confondre “ce qu’on fait” avec “ce qu’on est”.
Un exemple: quand on demande à quelqu’un “qui êtes-vous?” on obtient toujours une réponse par laquelle l’individu se donne à voir par la place qu’il occupe dans les rapports de production (“je suis maçon” ou “professeur”), en éliminant tout ce qu’il est par ailleurs, et cela même lorsqu’il est sorti de ces rapports. Un retraité se définira toujours en disant, par ex., qu’il est un ex-maçon ou un ex-professeur.
Il n’y a pas d’autre place pour les hommes et les femmes que celles qu’ils occupent dans les rapports de production, d’où le drame: lorsqu’ils en sortent, ils perdent la place dans la société.
Ainsi, au moment où le travail de “peine” se fait “valeur”, source d’indépendance, il est remis en cause (à partir de la fin des années ’60 et pendant les années ’70). Devenu rare, il reste cependant l’unique moyen d’identification pour les actifs, ce qui prive les inactifs d’identité.
Derniers glissements du signifiant “travail ”: les catégories à l’œuvre
La notion de travail n’a pas changé: elle est toujours pensée comme une action “sur” l’objet en vue de sa maîtrise, ou en vue de la reproduction de ce même travail, censé créer ainsi d’autres “travaux”. Or, cette représentation ne semble plus être “heureuse” de nos jours: en fait, ce très bref rappel historique montre qu’elle ne l’a jamais été.
Les instruments que nous nous sommes donnés nous permettent maintenant de le définir en tant qu’“acte” et non plus seulement comme un “fait”, une “réalité” déjà là, à “représenter”. Ainsi, il s’agit non plus de “changer” nos représentations, comme l’on dit, mais de consentir à reconnaître les transformations, que nous-mêmes nous produisons. La théorie des Actes de Langage a mis en effet en évidence que si l’“homo percipiens” est “homo loquens”, son rapport à l’objet ne peut plus se définir en termes “d’action sur”, qu’il s’agisse soit de le connaître ou de le “poser”, soit de le “métaboliser”. Ce rapport se fait en termes d’inter-dépendance médiatisée symboliquement par le langage.
Le travail, non plus conçu comme action “sur” l’objet, devient “action avec” l’autre, dont un exemple est constitué, avant tout, par la relation ad “personam”. Définie d’habitude comme un service du tertiaire, elle est destinée en revanche à devenir (on le verra) une (nouvelle) production du “quaternaire”.
Quant aux individus, agents ou acteurs, “métabolisateurs” de la matière, ils sont maintenant à penser comme des sujets (d’énonciation). Non plus pris uniquement dans des rapports de production, ils se retrouvent dans des rapports que nous appellerions de place dans le champ symbolique du langage, le premier ordre que nous tous, nous rencontrons en naissant. Si dire c’est faire (Austin), l’acte de faire ne saurait plus être synonyme de “transformation de la nature”, action sur celle-ci, mais de “reconnaissance”, de composition avec son propre environnement. Si le sujet est “ancré”, dépendant du champ symbolique qui le constitue en tant qu’être de langage, nous ne pouvons plus le définir comme un individu “acteur”, un sujet “plein”, un “moi fort”. Sur le plan du symbolique, la force qu’il possède lui vient de l’ancrage à l’ordre symbolique, auquel il doit précisément d’être sujet (énonçant). Toutefois, l’emploi des catégories de la complétude imaginaire nous met dans l’impossibilité de reconnaître ceci: que la “force” vient, justement, de l’ancrage.
En guise de conclusion
Il apparaît que les difficultés éprouvées dans la définition des notions de travail et de production viennent de l’énonciation selon le registre de l’imaginaire, par les catégories de l’individu telles que l’action “sur”, l’autonomie et l’indépendance, conquises sur le plan de l’“économique”, instance devenue elle aussi autonome (dis-embedded). C’est pourquoi –disions-nous– la notion d’individu est, elle aussi, une notion “économique”.
Sur le plan de l’imaginaire, l’objet, le “produit” a une place de choix. Il est la concrétisation de l’acte de produire (travail stocké, énergie réifiée ou objet du besoin) et a pour tâche de “boucher les trous”: ainsi, sa tâche est de colmater l’angoisse et le manque tout en provoquant, en même temps, un sentiment d’aliénation.
Ainsi, sur ce plan, production et travail se montrent des notions particulièrement “malheureuses” pour l’énonciation des “actifs” mais aussi de tous ceux qui, exclus du travail, sont classés en conséquence comme des improductifs et considérés comme in-actifs par la société où ils vivent, dès lors que celle-ci, à travers l’énonciation du travail, est amenée à discriminer ceux qui sont aptes à travailler et à produire –à mettre dans les manufactures– et ceux qui ne le sont pas –à mettre à l’asile–.
Cela fut (et c’est encore) le cas de la société moderne, mais il n’en fut pas toujours ainsi.
Qu’en sera-t-il demain (c’est-à-dire, aujourd’hui)? La réponse est claire: ce sera ce que les catégories énonciatives nous permettront de mettre en forme –de performer– selon les registres employés: imaginaire et/ou symbolique.
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