Chapitre 12

Actes de Langage (école d’Oxford)


La sociologie continue d’employer, disions-nous, des critères inadaptés. Je voudrais donc montrer comment l’apport de certaines théorisations pourraient davantage la servir: par exemple, les Actes de Langage qui, passant de la considération de la chose énoncée à l’acte de celui qui l’énonce, invitent à prendre en compte les catégories énonciatives de celui-ci.

Dire, c’est faire: c’est catégoriser le monde, c’est y prendre place

Pour nous, parler n’est pas agir. Pour nous, et selon vingt-cinq siècles de tradition philosophique, l’agir se perd dans la contingence de l’individualité, de l’intentionnalité, de l’affectivité, sans cesse aux prises avec la violence et le désordre des particularités individuelles.
Nous subordonnons le domaine du particulier et de l’individuel à la connaissance de l’universel, nécessaire et rassurante: la notion de concept, qui ouvre l’accès à la totalité du réel, le permet. Il n’a des comptes à rendre qu’à la pensée, cogito universel et indépendant.

Ainsi, pour nous, qui avons été habitués, depuis toujours, à séparer paroles et actions, l’œuvre du philosophe-linguiste anglais Austin constitue une révolution. Les philosophes, remarque-t-il, prennent en compte seulement les énoncés qui traitent du vrai et du faux: les “constatifs”.
Au contraire, ce qui est intéressant ce sont les énonciations: celles-ci ne relèvent nécessairement pas du vrai et du faux, mais en revanche permettent d’accomplir des actes: les “performatifs”. Un exemple: quand je dis “je promets”, je fais effectivement un “acte”, l’acte de promettre. Vrai ou faux, cela a peu d’intérêt. En effet, que je sois conscient, au moment même où je promets, que je ne tiendrai pas ma promesse ou que, étant d’abord sincère, je sois amené par la suite à ne pas la tenir, cela importe peu: ce qui intéresse, c’est qu’en promettant, je fais quelque chose, dans notre cas, j’accomplis l’acte de promettre. Cet acte crée une “obligation” pour le sujet qui, en énonçant –ici, en promettant–, “s’engage” donc dans sa parole et entre, de ce fait, dans le champ symbolique des échanges, d’actes comme de paroles (le sujet donne, reçoit, a des obligations, est en dette).
Dès lors, –et c’est bien là un retournement pour notre pensée–, le langage constitue un acte défini non plus seulement par son “contenu”, sa “signification”, mais par sa “force”, sa “valeur”. Le sujet “fait” en énonçant: il structure un champ dans lequel il n’est pas le même avant et après son acte, quelles que soient, en amont, les restrictions mentales, le refoulement inconscient et, en aval, les conséquences de son acte. D’autre part, l’autre à qui –pour en rester à l’exemple du verbe “promettre”– le sujet “promet”, n’est pas non plus le même avant et après avoir reçu la promesse, et cela quelles qu’en soient les conséquences.

C’est ainsi que l’acte de langage appelé “illocutoire” possède une force qui, inhérente à cet acte, est à considérer indépendamment des effets –d’ordre “perlocutoire”– à quoi la force donne lieu. L’acte de langage n’est donc plus réductible à son contenu, la signification.

Les notions d’acte, de force –illocutoire–, d’engagement, d’investissement, –en un mot, l’“énonciation”– nous invitent, donc, à dépasser la notion de “représentation” de “faits”: sans l’acte du sujet qui l’énonce, le monde ne ferait pas sens pour celui-ci. On ne mangerait pas les poissons d’une rivière si, pour paraphraser l’anthropologue Lévi-Strauss, l’on ne pouvait pas mettre en forme les poissons comme mangeables ou, pour nous référer au linguiste E. Benveniste, si l’on n’avait pas la possibilité de les catégoriser en tant que “poissons”. Ils seraient bien là, les poissons, mais ils ne feraient pas sens pour nous. Ainsi, en parlant, le “locuteur” ne fait pas que représenter ou encore moins informer: il prend place dans le champ symbolique du langage.

En même temps –et c’est essentiel– il attribue ou reconnaît une “place” à l’autre, le “locutaire”. “L’homme, en parlant, s’approprie l’appareil formel de la langue et implante l’autre en face” (Benveniste, 1966). Cet autre est indispensable à l’existence du sujet énonçant (le “locuteur”) qui se constitue comme tel à travers la reconnaissance de l’autre (le “locutaire”), mais aussi de l’“Autre” (le champ symbolique ou l’ordre du langage). Locuteur et locutaire se constituent dans l’inter-dépendance de l’ordre symbolique des échanges auquel ils doivent, tous deux, leur existence de sujets énonçants.
Ainsi ces sujets, qui sont “producteurs” de leur acte d’énonciation, sont, en même temps, “dépendants” de l’ordre symbolique auquel ils sont “ancrés”. Austin met en évidence l’importance du “contexte” de l’acte d’énonciation et des “procédures” qui le permettent (on ne peut pas dire n’importe quoi ni n’importe comment ni n’importe où –cf. l’exemple de l’ivrogne qui jette sa bouteille sur la coque d’un bateau et d’un officiel qui, dans une cérémonie officielle, casse une bouteille de champagne contre la même coque. C’est le même geste: le baptême dans un cas, sans aucune valeur dans l’autre–).

Dire, c’est agir selon des règles constitutives: la “Loi”

Si pour Austin “parler, c’est agir”, Searle, auteur des Actes de Langage, précise que parler, c’est agir selon des règles: elles déterminent la possibilité des énoncés comme des actes d’énonciation. Toute prise de place, mise en place ou attribution de place, se fait en effet au moyen de “règles”. Searle distingue, et c’est capital, entre règles “normatives”, qui gouvernent les formes de comportement et règles “constitutives” qui “font” ces mêmes comportements. L’existence des activités langagières dépend des règles qui les rendent possibles. Ex., le jeu d’échecs: sans l’énonciation des règles qui le font être, le spécifiant comme tel, il n’existerait pas comme jeu d’échecs.
Ces règles sont indispensables, elles renvoient nécessairement à la notion d’une “loi” immanente au champ symbolique des échanges: à la limite vide de contenu, elle dit, à la manière de Kant, la nécessité de ces mêmes règles pour l’établissement –la mise en forme– de tout acte d’échange. La notion de Loi est donc constitutive, efficace, elle ne se borne pas à interdire. Nous allons pouvoir vérifier ici, au niveau de la linguistique, ce que nous avons avancé sur le plan de l’anthropologie: la loi est intrinsèque à la définition de l’ordre ou champ symbolique des actes d’échange.
Ainsi, le champ ou ordre symbolique signifie règle et loi.

L’ancrage ou le dépassement de l’opposition dépendance/liberté

En conséquence, le “je” qui s’exprime de façon personnelle, manifestant sa subjectivité, parle cependant toujours au moyen de règles communes –publiques–, les règles de la langue.
La distinction individuel/collectif, individu/société cesse d’être pertinente, de même que la dichotomie privé/public: celle-ci relevait de l’opposition entre la parole considérée comme individuelle –privée– et la langue, définie comme une institution publique, en opposition donc entre elles (cf. Saussure, 1915).
Mais, dès lors que l’accent est mis sur l’énonciation, il est clair qu’il n’y a plus une langue, structure sociale, dont la parole serait une variation individuelle, comme le voulait Saussure. Au contraire: si le “je”-sujet qui énonce, le fait nécessairement selon des règles communes, cela signifie qu’il ne se constitue dans sa subjectivité que dans et par l’“ancrage” dans un champ symbolique commun et se trouve “dépendant” de ce champ. Il est ancré dans un ordre où il cesse d’être un individu indivisé pour se penser, au contraire, comme appartenant nécessairement à un champ symbolique, représenté ici par la communauté de langage.

Les conséquences sont intéressantes.
La première: l’opposition entre dépendance et liberté, fondamentale dans notre modernité, est dépassée. Loin d’être aliénant, l’ancrage dans/par un champ symbolique apparaît, au contraire, constitutif du sujet: il lui permet de se penser comme “libre”.
La deuxième: les catégories de la réciprocité et de la reconnaissance trouvent ici leur fondement pour le sujet, qui peut ainsi prendre de la distance par rapport à l’individu indivisé, “un”.
En effet, si le sujet “agit” en “disant” (Austin, 1970), s’il “prend place” dans l’ordre symbolique du langage et qu’il “implante, dans un même mouvement, l’autre en face” (Benveniste,1966), alors, il n’y a pas un “je” solipsiste, qui ne serait pas confronté à un autre. Même lorsque nous parlons à nous-mêmes –comme on dit– nous parlons dans et par le champ symbolique du langage. Celui-ci nous constitue, nous y sommes, l’un comme l’autre, ancrés, en inter-dépendance et en dette réciproque.
De la sorte, nos actions ne peuvent plus être considérées simplement comme des interactions entre individus libres et indépendants mais sont symboliquement médiatisées par le langage qui constitue les sujets en inter-dépendance et en réciprocité.

Le langage, loin d’être un moyen, s’institue dès lors en champ symbolique, (cf. le “tiers” dans le mythe du “hau”), ce qui donne un sens particulier à la notion de liberté: celle-ci ne se fait plus “contre”, mais nécessairement “avec” la liberté des autres. Entre les sujets, les rapports sont ainsi à énoncer en termes de réciprocité et non plus seulement de pouvoir ou de domination.
Tout cela est loin de nous paraître évident et ce n’est pas un hasard: en effet, parler en termes d’(inter)dépendance à l’égard de l’ordre symbolique, c’est sortir du plan de la complétude imaginaire propre à l’individu. Sur ce plan, l’(inter)“dépendance” est en contradiction avec “liberté”, en opposition donc avec la libération de l’individu moderne à l’égard des attaches qui l’ont jusque là aliéné. Or, les mots: “libération”, “attaches” “aliénation”, montrent que l’énonciation de la société moderne relève de catégories propres au registre imaginaire de l’individu, selon lesquelles, nous l’avons vu, ma liberté d’individu in-divisé entre nécessairement en conflit avec la liberté de mes semblables.

Discursivité ou inter-dépendance dans le champ symbolique?
(Limites des Actes de langage)

Bien que la prise en compte du langage comme médiateur invite à souligner l’ancrage du sujet à l’ordre symbolique, cet ancrage est malheureusement mis de côté par les philosophes de l’école d’Oxford comme, entre autres, de l’école de Francfort (Habermas).

Cela met en évidence les catégories énonciatives à l’œuvre: ce sont clairement les catégories de l’individu avec leurs composantes économiques et l’aspiration imaginaire à la liberté absolue, toute trace de dépendance, tout souvenir d’ancrage ayant été évacués. Il en est ainsi, par exemple, chez Habermas dans son Agir Communicationnel (1987).
Bien que les rapports entre les hommes soient chez lui toujours “médiatisés” par le langage et que les règles qui le régissent dépassent celui-ci, ces règles gardent un caractère social, contractuel, discursif.
Habermas semble oublier que, avant de contracter, coopérer, discuter ou négocier avec l’autre (ou contre l’autre), on parle –dit/fait–, c.-à-d. on partage le même champ symbolique du langage avec l’autre. Or, la “médiatisation” par le langage signifie ancrage dans le champ de l’“Autre”, l’ordre symbolique –la Loi–, ce “tiers” qui sépare en même temps qu’il unit.

C’est, en général, le reproche que nous pouvons faire aux philosophes d’Oxford et en particulier à Grice (1979) dont le principe de “coopération” présuppose, comme la notion de contrat, des individus “autodéterminés”: ils s’entendent entre eux pour arriver à un “consensus” concernant les règles qu’ils mettent en place et que l’Institution –le pouvoir– sera chargé ensuite de faire respecter.
Grice nous avait fourni un exemple intéressant de collaboration en vue de la préparation d’un gâteau.
Il écrit: «S’il me faut du sucre pour un gâteau que quelqu’un m’aide à faire, j’espère bien qu’il ne me tendra pas le sel; s’il me faut une cuiller, je veux croire que ce ne sera pas une attrape en caoutchouc»; cela suppose, pour lui, une entente préalable, une coopération entre les deux acteurs qui n’est pas aussi évidente qu’il y paraît, dès lors qu’elle interviendrait entre individus conçus comme étant enfermés en eux-mêmes.
Mais: d’où vient la possibilité de prévoir l’entente, de supposer la coopération? Du fait que les hommes sont obligés de s’entendre et de coopérer pour vivre ensemble? C’est une tautologie.
Grice avait mis en évidence l’entente que cette collaboration présuppose mais il l’attribue à la concertation discursive d’individus autonomes et rationnellement intéressés.

Habermas et Grice ne tirent pas les conséquences de la “médiation” symbolique par le langage pourtant reconnue.
De là viennent, me semble-t-il, leurs limites: on s’attend donc en vain à ce que la relation fondée sur des individus indépendants, contractant et discutant librement entre eux, puisse se constituer autrement que selon des rapports de force.

Qu’en est-il donc de cet autre, en face de moi? Un ennemi possible qui empiète sur ma liberté ou l’autre de moi, celui que je phantasme comme mon double, comme objet d’amour? Il se dérobe constamment: je cours, souvent sinon toujours, en vain, à sa recherche.
La relation entre des sujets interdépendants, parce que dépendants d’un même champ symbolique, n’en est plus à se penser en termes d’extériorité: l’autre fait partie intégrante de moi.
En conséquence, on ne peut plus parler de relation “entre” sujets, parce que l’autre n’a plus à être pensé comme une individualité, “monade sans portes ni fenêtres”, étrangère à moi-même.
Si la phénoménologie, ainsi que son représentant le plus connu actuellement, le philosophe lituanien naturalisé français, Levinas, met en scène, à l’opposé de la philosophie classique, une conscience douée déjà au départ d’altérité, (la philosophie se confondant ainsi avec l’éthique), à leur avis le “je” doit continuer à répondre de l’autre, qui reste toujours, malgré tout, un inconnu.
Que le thème principal de la philosophie de Levinas soit le “visage” de l’autre, ce n’est pas un hasard; il en parle, malgré tout, en termes d’inter-relation –propres, par ex., à la sociologie de la “médiation symbolique” (Goffman, 1973)–.
Résultat: le visage de l’autre reste “insaisissable”: l’autre, c’est autre de moi.

Conclusion

Le dépassement des alternatives examinées, privé/public, dépendance/liberté et la référence au champ symbolique constituent un préalable au renouveau des notions de relation, solidarité, coopération et offrent des bases autrement solides que celles qui viennent du contrat, de la négociation et de la concertation, en un mot, de la “discursivité” propre à des individus indépendants.

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