Introduction

Les avatars de la modernité


Certaines questions font aujourd’hui l’unanimité. Qui n’est pas pour l’égalité des chances? contre la pauvreté? ou contre l’exclusion?

Economisme, industrialisme et d’autres “ismes” sont actuellement mis en question; la mondialisation, le monde devenu un vaste marché, sont interrogés. Des inquiétudes, pressantes, se font jour, des dispositifs de “protection” sont envisagés et souvent mis en œuvre. Cependant, les inquiétudes se révèlent stériles. Les solutions apparaissent, sinon inefficaces, tout au moins partielles.

Au Sommet de la terre (Rio, 1992), à la Conférence de Madrid (1994), de La Haye (2000), de même qu’au Sommet mondial contre l’exclusion (Copenhague, 1995), les décisions ont été prises en vue de “protéger” la nature ainsi que les hommes: la nature, du pillage des hommes et, ces derniers, du chômage. Ces décisions fort sages n’ont cependant pas été suivies de réalisations. Elles ne le peuvent pas et ne le peuvent toujours pas, c’est évident, d’autant que les critères – les catégories mentales – qui les régissent restent toujours les mêmes. Ce sont les catégories d’un “individu” qui se perçoit en opposition à un objet qui serait “posé” devant lui (“ob-jectum” en latin, “gegen-stand” en allemand) et sur lequel il est censé agir pour le maîtriser: cet objet, c’est la nature. Ainsi, tant que la nature reste un objet, “notre” objet, comment et pourquoi se déciderait-on à ne plus abattre par ex. les arbres d’Amazonie?

Pour cet individu, la réciprocité, la solidarité avec l’autre, ne sont pas évidentes: si l’autre est estimé comme un frein à sa liberté, au libre épanouissement de son individualité, comment et pourquoi se limiterait-on en sa faveur? La solidarité devient ainsi l’affaire du “social”: il faut –dit-on– “faire du social”.

Il s’agit en fait d’un paradoxe.
En effet: comment prétendre faire une société “solidaire” en continuant de nous servir des critères devenus maintenant inefficaces, à savoir, en nous pensant toujours comme des individus enfermés en eux-mêmes, dont les relations avec les autres ne peuvent dès lors exister qu’en termes de pouvoir et de rapports de force, rapports qui nous paraissent “naturels”?

Un jeune participant à un récent séminaire: «Dans notre société tu es ou loup ou agneau, tu n’as pas le choix: tu manges ou tu es mangé. Le pire est que si tout le monde condamne le loup, personne ne veut être un agneau. La bestiole était valorisée autrefois, maintenant elle sert à faire pleurer. Aujourd’hui, il y a des individus/agneaux qui sont secourus, on leur donne toujours à bouffer et quelquefois à se loger, mais cela ne change rien à leur statut de paria ou presque. Il y a aussi des peuples/agneaux qui sont dévorés sous les yeux en larmes de tous, qui cependant ne peuvent rien: qu’ils bougent –et c’est rare– ou qu’ils ne bougent pas, le résultat est pareil.
Le pire c’est que ces agneaux ne le sont pas vraiment, agneaux, car ils ne rêvent que d’une chose: devenir à leur tour des loups car c’est eux qui sont estimés, et non pas les agneaux, méprisés même et surtout quand on ne le dit pas. Ils sont des faibles dans un univers où l’on pleure sur la faiblesse –avec sincérité, ça donne bonne conscience– mais où l’on n’a d’estime que pour les “forts”; aujourd’hui c’est le fort qu’on admire, j’insiste».

La question, importante, est de savoir si nous pouvons sortir de l’alternative: “fort/faible”, qui renvoie –on va s’en rendre compte– à l’alternative “économique”/“social”: les termes “économique” en relation avec fort et “social” avec faible, c’est-à-dire avec la défense de celui qui est considéré comme faible, un exclu.

Exclusion: la démonstration frappante que nous pensons toujours en terme d’exclusion c’est le fait qu’une partie de plus en plus large de population est décrite dans les rapports de l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques) comme “inactive”. Il n’y a pas une description positive de ce que ce terme veut signifier. Ainsi, une partie de population est décrite par ce qu’elle n’a pas, ou mieux, ce qu’elle n’est pas; une population dont les membres sont désignés uniquement par des négations, non-travailleurs, non-productifs, etc.

Cette description a été l’origine de mes réflexions.

– Première réflexion: d’ordre linguistique, elle concerne les adjectifs et substantifs composés négatifs qui désignent actuellement les membres de toute une partie de notre société (appelés in-actifs, im-productifs).
Le mot péjoratif “inactif” implique un jugement dévalorisant. Dire qu’il y a des “exclus", c’est en faire, disait Austin (1970), c’est se comporter en fait comme si un tel phénomène existait en soi. En désignant des hommes comme “exclus", nous nous autorisons à les traiter comme tels, sans nous préoccuper des principes et des valeurs que, pour ce faire, nous sollicitons et en vertu desquels nous parlons en ces termes. Pour nous, adultes-responsables-actifs-productifs, les exclus, ces autres hommes que nous, secourus, aidés, infériorisés, relevant autrefois de la “bienfaisance” et maintenant du “social”, constituent un problème.

L’anthropologie avait décrit autrefois certaines populations comme “primitives”: faute de moyens adaptés, elle les avait désignées ainsi, de façon uniquement négative: sans histoire, sans logique, sans économie, etc.

Or, l’anthropologie est revenue de ces définitions.

Cela n’a cependant pas été le cas en sociologie: démographes et sociologues s’expriment toujours en termes d’“in-actifs” qui, de plus, sont considérés comme “im-productifs”, désignant ainsi, encore une fois, des groupes sociaux par ce qu’ils ne sont pas.

Malheureusement, si les inactifs n’existent que désignés par des caractéristiques négatives, ceux que nous allons définir positivement comme des “travaillants” n’existent pas encore; autrement dit, les in-actifs n’ont pas (encore) laissé la place à ceux qui seront configurés en terme de “travaillants”.
Une précision s’impose en ce qui concerne le terme de “travaillants”, né d’un clin d’œil aux “travailleurs”, lors d’une intervention au Congrès International de l’Université de Sherbrooke (Canada, 1981). J’ai été en effet amenée à émettre l’hypothèse que le mot “travailleur” entretient probablement avec le verbe “travailler” le même rapport, pervers, que le terme “voyeur” entretient avec le verbe “voir”, les “bons” rapports étant aujourd’hui indiqués, d’un côté, par “voyant” et de l’autre part par “travaillant”, participe, à la fois, présent et actif.

D’où mon propos: effectuer en sociologie ce qui, depuis longtemps, a été fait en anthropologie, d’autant plus que de nouveaux moyens nous le permettent.

– Deuxième réflexion: d’ordre démographique, elle concerne le nombre même de ceux qui sont désignés comme inactifs, en augmentation constante.

En effet, jusqu’à ces dernières années encore, la proportion des “actifs” par rapport aux “inactifs” s’accordait avec la représentation habituelle qui consiste à penser les actifs comme ceux qui prennent en charge les “inactifs”. Ces derniers, de leur côté, menaient une existence sinon paisible, du moins possible, en “marge” de la société productive, vivant, disait-on, de celle-ci, au titre de consommateurs.
Maintenant, les proportions se modifiant, la représentation habituelle, ayant pour base la population active, ne correspond plus à la réalité. L’on se trouve devant une situation jugée habituellement difficile, mais dont l’on ne conteste pas les données.
L’on pense, en effet, qu’il y a “objectivement” un certain nombre d’inactifs qu’il faut essayer d’adapter (les retraités) et/ou d’intégrer (les jeunes à la recherche d’un emploi, ainsi que les chômeurs). Cependant, l’on ne se demande pas comment l’on est arrivé à désigner, c’est-à-dire à penser, comme inactive toute une partie de la société.
Nous trouvons évident un paradoxe: le paradoxe d’une société qui vivrait du travail d’une minorité, alors que la majorité serait “assistée”. Ainsi, dans cette société, la plus grande partie de ses membres, située en marge, ne peut s’en sortir que par un effort de “réintégration”, de “réadaptation” entrepris par la minorité active à son égard.

Généralement, nous vivons dans une société que l’on critique (il faut plus de justice, plus de solidarité) mais dont l’on pense qu’elle est organisée d’une façon qui nous semble, malgré tout, l’unique possible et dont on ne songe pas à interroger les fondements. Par exemple, nous pensons que l’actif est celui dont l’activité du travail sert la “production” et que celle-ci signifie nécessairement “action sur” l’objet, sur l’environnement.

De ce fait, les équivalences: être actif = travailler = être productif, et ne pas travailler = ne pas être actif = ne pas être productif, semblent aller de soi, ainsi que la distinction actif/inactif.

C’est ainsi que nous avons mis en forme la société moderne. Pour en réparer les dégâts nous mettons en place des dispositifs, des moyens qui nous permettent de soigner les symptômes sans s’occuper de leur sens.

Pour combattre l’exclusion, la pauvreté, les paradoxes de notre société, on reste sur le plan de la “bonne action” où “penser aux plus démunis” permet, entre autres, de se mettre en règle avec sa conscience, en passant cependant du registre individuel d’antan –la bienfaisance– au registre de la modernité –le “social”–.
Mais le don, –que ce soit par la “bienfaisance” ou par le “social”– n’a jamais résolu la question de la pauvreté: il se borne à effectuer une action réparatrice.

Mon parcours théorique:
1) En évitant de prendre pour réalité “objective” ce qui est, en fait, la “mise en forme” que nous donnons à notre société actuelle, j’analyserai les moyens que nous nous donnons pour l’énoncer, la mettre en forme et je pointerai ainsi les catégories énonciatives que, pour ce faire, nous utilisons, ce qui n’a rien à voir avec l’activité de classifier, la classification.

D’abord, les catégories de l’individu qui exerce son action sur l’autre et sur la nature: il pense essentiellement en termes de “droits” et de “rapports de force”, catégories “malheureuses”, critères inadaptés qui, “paradoxalement”, desservent, au lieu de servir, nos aspirations (voilà le paradoxe dont je parlais au début).

2) J’essaierai de présenter les moyens qui permettraient de cesser de penser en termes d’exclusion et de réaliser par contre une économie que l’on souhaite davantage “encastrée” dans la société. D’autres catégories seront opérationnelles: des catégories “heureuses”, car elles énoncent en termes de réciprocité, de “dette”.

Déjà présentes, mais non encore exploitées, ces catégories permettent de repenser, par ex., les notions:
– de travail et de production et de classer comme productif ce qu’on définit toujours comme des “petits boulots”, attribuant ainsi un véritable statut à de “nouveaux producteurs”;
– de “nature”, qui d’objet “posé devant nous”, “sur” lequel nous agissons, est devenue l’“environnement”, ce qui nous entoure: dès lors, l’action “sur” ne peut se penser qu’en termes de “réciprocité”. Cet exemple montre qu’un véritable changement de paradigme est en cours, dont nous n’avons pas encore pris véritablement conscience (le réalisant de façon évidemment inconsciente);
– d’individu, l’individu-indivisé, qui se trouve être à l’opposé même de la réciprocité et en contradiction avec les idéaux de solidarité.

Le défaut de la modernité?

L’obstination à continuer à se servir des catégories de l’individu avec ses aspirations à l’accumulation –le “toujours plus”– visant (on le verra) la complétude imaginaire, avec des conséquences pour nous prévisibles car –c’est mon hypothèse– elles conduisent nécessairement au “désancrage” sur le plan moral, idéologique, et au “désencastrement” sur le plan économique. De là viennent les visées de domination et la nécessité de contrer les dysfonctionnements qu’elles produisent par un antidote, le social: celui-ci est donc la métaphore des dégâts provoqués par l’économique.

Chapitre 1

Pourquoi “inactifs”?


Le poids des groupes d’inactifs, à l’identité plus qu’incertaine, disons même négative, refusée, en augmentation constante, pousse à changer, sans même le vouloir, la représentation que nous en avons.

Ce changement n’est toutefois pas simple à effectuer car il présuppose la mutation de notre propre façon de penser, c’est-à-dire la mutation même de nos catégories énonciatives.
“Catégorie” n’est pas à employer ici au sens aristotélicien ou kantien, mais en tant que mise en forme du monde (catégorisation, Benveniste) en même temps qu’investissement, prise de position (Stoetzel) ou de place.

Au commencement de ma réflexion, je voulais simplement démontrer que les inactifs sont appelés ainsi à tort, par erreur, alors qu’ils ne sont ni spécialement inactifs, ni particulièrement improductifs.
On répète partout que si les grands-mères, pour donner un exemple, ne travaillent pas, cependant elles sont actives: non seulement parce qu’elles vont chercher leurs petits-enfants à l’école, ou les gardent à la maison en l’absence des parents, mais parce que, par leur existence même, elles fournissent des repères dans le temps et l’espace à leurs petits-enfants: ceux-ci ne peuvent les acquérir qu’en se situant dans la généalogie, par rapport, donc, à leurs grands-parents (vivants ou même morts, pourvu, dans ce cas, que les parents en parlent en les rendant présents: tu es né de moi, et moi de mamie, etc.).

En fait, je ne recherchais plus une production s’effectuant dans le “faire”, l’agir, mais s’avérant dans l’“être” (pour rappeler une distinction bien connue). Cependant, même individuée différemment, il s’agissait toujours de “production” autrement dit, c’est toujours par rapport à celle-ci que je situais mon analyse, sans pouvoir en sortir.

Dans le même ordre d’idées, je voudrais citer une expérience que j’ai effectuée dans une grande entreprise italienne.

J’avais été appelée à intervenir dans une entreprise de Gênes (Italie) comme psychosociologue à cause des problèmes créés par l’obligation d’introduire un certain nombre d’handicapés. Ils étaient refusés par l’ensemble des ouvriers des ateliers, car ils faisaient “perdre du temps et les primes à la productivité”. Dans le but de mieux comprendre la demande d’intervention, j’avais posé certaines questions et, à un certain moment, j’ai reçu une note de la Direction disant que, si ma présence était toujours “bienvenue”, elle n’était plus “indispensable”. En effet, “les ouvriers avaient trouvé la solution du problème” que l’on m’avait soumis car ils avaient pris la décision de faire eux-mêmes le travail “à la place” des handicapés, s’étant aperçus que c’était “le meilleur moyen de ne pas perdre de temps”.
Sans le vouloir, on m’avait donné ainsi, par cette phrase, l’explication cherchée en vain jusque-là. Ayant finalement compris le sens de la demande d’intervention, je me suis rendue à Gènes.

Je suis arrivée dans des ateliers parfaitement calmes, où la plupart des ouvriers, sinon tous, étaient même satisfaits de faire le travail “à la place de ces pauvres” (handicapés), car finalement: «on fait, à peu de frais, une bonne action...», «les “pauvres” repartent le soir sans avoir rien fait, tellement reconnaissants... On avait tout fait pour eux, eux, ils sont tellement gentils; encombrants mais gentils...»; «seulement, que font-ils là ? Ils pourraient bien rester chez eux...»
J’ai réuni les ouvriers ainsi que les “handicapés”, séparément d’abord, ensemble ensuite, dans des “groupes de réflexion”, où ils ont commencé à parler de “leur expérience”, que les ouvriers appelaient d’abord “réussie” et qui a été ressentie, peu à peu, comme “manquée”, dès lors qu’ils se sont demandé s’ils avaient bien fait de se substituer aux handicapés: ils ont commencé à émettre des doutes sur la “bonté” de leur action, jusqu’au moment où la position s’est renversée: se substituer aux handicapés n’a plus paru évident.

En effet, les handicapés avaient interrogé, par leur handicap même, par leur “rythme ralenti” et leur “incapacité à suivre”, la norme des non-handicapés.

Les ouvriers ont trouvé alors que cette norme n’était pas “évidente”, que leur rythme de travail n’était peut-être pas le meilleur, puisqu’ils passaient de phases à productivité intense à d’autres où ils s’absentaient du travail en prétextant, tantôt un «grand besoin de repos», tantôt (les femmes surtout): «la nécessité de rester quelques demi-journées à la maison pour s’en occuper, car le soir, quand on rentre, on ne fait rien qui vaille, et le week-end... courses, enfant et mari, cela bouffe tout». Je ne parle pas des “congés de maladie”, très fréquents, devenus des habitudes.

Petit à petit, les handicapés ont pris le rôle de “révélateurs”, ou d’“analyseurs”, car leur présence dans l’atelier amenait des modifications auxquelles, sans eux, les ouvriers ne seraient pas parvenus. Ils ont par exemple modifié la structure de l’atelier et les séquences de travail afin de réduire le stress de la course à la prime de productivité. Ainsi, les ouvriers ont décidé que l’“utilité” des handicapés ne venait pas de ce qu’ils “faisaient ou ne faisaient pas”, mais du simple fait qu’“ils étaient présents dans l’atelier”.
Bientôt, les résultats du travail en groupe se sont fait sentir –ils sont même allés au-delà des prévisions– aboutissant, entre autres, à un abaissement massif du taux d’absentéisme, dû à une meilleure répartition du temps de travail. Bien plus tard, les ouvriers ont même déclaré qu’ils devaient aux handicapés la baisse d’absentéisme: ils montraient ainsi qu’ils ne les considéraient plus comme des travailleurs (déficitaires), mais en tant que “révélateurs” de leur propre façon de travailler. Ainsi, identifiée à leur oeuvre d’“analyseurs”, la production des handicapés ne faisait plus de doute.

Cet exemple m’amenait à penser que la production et le travail peuvent être différents de ce que nous pensons, car il peut y avoir production autrement que par l’“action sur” la nature, sa “métabolisation” (Marx). Celle-ci peut être en outre effectuée par des personnes extérieures à ces unités d’espace et de temps que sont l’entreprise et l’administration, en dehors desquelles il n’y a pas, semble-t-il, d’activité de travail reconnue.

Cependant, j’employais toujours les mêmes notions et je continuais à formuler le problème en termes de production et d’utilité, cette dernière étant définie par la capacité de production. Je m’évertuais ainsi à montrer l’“activité” des inactifs.

Toutefois, de même que la “production” des handicapés et des grands-mères ne vient pas de ce qu’ils “font” mais du fait qu’ils sont là, à la limite sans “rien” faire, de même, la non-réussite de ma première tentative de théorisation a été “heureuse” (pour paraphraser Austin), c’est-à-dire, “efficace”, car elle m’a montré la nécessité de changer de plan d’analyse: quand on ne peut pas résoudre un problème à un niveau, dit B. Russel, il ne faut pas s’obstiner, il faut changer de problème ou le formuler différemment.

Chapitre 2

Catégories énonciatives


Mon travail débuta donc (et ce n’est pas par hasard) par un échec, un défaut, quelque chose qui “manque”. Mais l’insuccès m’a montré la nécessité de changer de plan d’analyse.
Ainsi, il ne s’agit pas de prendre comme objet d’étude une population, celle des “inactifs”, il s’agit de réfléchir sur les catégories par lesquelles on les classifie (en démographie et en sociologie, par exemple) comme des “inactifs”.
Il faut donc passer de l’étude de certaines populations ou groupes sociaux, considérés comme “objectivement” existants, à l’analyse de la façon par laquelle nous les classifions, les définissons, les énonçons. Nous partirons de l’hypothèse que les données dites “objectives” sont toujours “objectivées”.
Catégorie, disions-nous, n’est pas à entendre ici au sens d’Aristote ou de Kant, ni même de Weber. Il s’agit des critères (ou catégories) par lesquels nous pensons, selon les deux registres, l’Imaginaire et le Symbolique.

“Objectivité” et “objectivation”

Quand nous parlons, à savoir quand nous énonçons le monde, nous le mettons en ordre: à chaque langue correspond une “mise en forme” ou une particulière organisation du monde (Benveniste, 1966).
Parler, ce n’est pas seulement informer sur quelque chose (la langue n’est pas un code): “dire, c’est faire”, explique Austin (1970). Certes, le monde existe “objectivement”, mais s’il n’est pas énoncé, parlé, il n’a pas de sens pour nous.
Le sujet qui énonce fait “être” par la langue et ses règles (Searle, 1972) ce qui, sans cet acte d’énonciation, n’existerait pas, du moins pour lui, sujet énonçant.
C’est donc parce que nous mettons en ordre le monde d’une certaine manière, que nous l’énonçons à travers certaines catégories, que la société se trouve clivée, à l’époque actuelle, entre “actifs” et “inactifs” et que l’univers de la production et du travail s’oppose à l’univers de la non-production et du non-travail.
De plus, on pense d’habitude que les inactifs existent “objectivement”, avec les caractéristiques spécifiques par lesquelles nous les identifions et les définissons (les chômeurs sont des “incapables”, dit-on).
L’anthropologie nous avait déjà appris que les caractéristiques –négatives– par lesquelles pendant longtemps on a désigné les “primitifs” ne leur appartiennent pas en propre. Aujourd’hui nous admettons que ces caractéristiques sont en rapport avec des critères qui ne sont certes pas “objectifs”, en raison des catégories mentales par lesquelles nous énonçons ces populations: les désignant en effet toujours par des “moins”, avec des “sans” (populations “sans écriture”, “sans état”, “sans pensée logique”, etc.).

Cependant, le travail qui a été fait en anthropologie, amenant à une évaluation positive des dits “primitifs”, n’a pas encore été fait en sociologie, en ce qui concerne les “inactifs”, qui pourtant constituent une partie considérable de la société actuelle.

Chapitre 3

Les “primitifs”


Catégories, heureuses et/ou malheureuses, à l’œuvre chez les ethnologues dans la description, c.-à-d. l’énonciation, des populations archaïques: quelques exemples

L’étude des populations archaïques a mis en relief, tout d’abord, trois catégories qui apparaissent particulièrement “heureuses”, efficaces pour les décrire:
• mobilité,
• reconnaissance,
• modération,
mais elles sont estimées, à tort, traditionnelles, archaïques.

Observons que:
-lorsqu’elles sont franchement ignorées par les ethnologues, les caractéristiques attribuées aux peuples étudiés sont décidément négatives;
-lorsque ces catégories sont présentes sans que, toutefois, les auteurs en soient conscients, la description, très scrupuleuse, reste ambiguë;
-lorsque ces catégories, propres à des auteurs tels que M. Sahlins et K. Polanyi, sont à l’œuvre, nous remarquons que la description des nomades et des agriculteurs primitifs devient tout à fait positive, ces catégories permettant de sortir de la représentation habituelle et négative.

Les représentations négatives

En 1952 l’américain Herskovits, spécialiste d’anthropologie économique, écrit:
«Les aborigènes australiens sont l’exemple classique d’une population dont les ressources économiques sont des plus précaires…; …la survie n’est possible qu’au prix d’une activité sans relâche».

L’ethnologue Steward écrit (1959):
«Les chasseurs-collecteurs nomades parviennent tout juste à satisfaire leurs besoins de subsistance, et souvent ils en sont loin. Toujours par monts et par vaux en quête de nourriture, les loisirs leur font défaut, qui leur permettraient de s’adonner à des activités autres que celles de pure subsistance».

Gusinde, spécialiste des Yamana, écrit de son côté (1961):
«Ils ne savent pas prendre soin de leurs biens. Les objets plus volumineux forment un grand tas dans la hutte: on les bouscule en tous sens, sans souci des dégâts possibles. A vrai dire, personne ne tient aux quelques biens et effets qu’il possède: on les perd souvent et facilement et on les remplace tout aussi facilement… même lorsque cela lui est facile (de les garder), l’Indien ne fait rien pour préserver ses objets. Ils voyagent d’autant plus aisément qu’ils possèdent moins, remplaçant au besoin ce qui est abîmé. On peut donc dire qu’ils sont totalement indifférents à la propriété matérielle».
«Le chapitre des cadeaux nous donna plus d’un motif d’embarras. Nous étions mortifiés de constater que nous ne pouvions pas offrir grand-chose aux Bochimans. Presque tout semblait devoir leur rendre la vie plus difficile. Ils ne possèdent presque rien: une ceinture, une couverture de peau et une sacoche de cuir. En un instant, ils peuvent rassembler tous leurs biens personnels, les envelopper dans leurs couvertures et les transporter sur leur dos pendant plus de mille cinq cents kilomètres. Ils n’ont pas le sens de la propriété».

Bien que l’auteur dise ici clairement que propriété = encombrement, il conclut par une affirmation négative: l’incapacité de penser, de concevoir la propriété.


Les représentations ambivalentes

“Pauvreté” ou “attrait” du nomadisme?

«Les chasseurs collecteurs, vivent de façon parasitaire; ils dépendent entièrement de ce que produit la nature et ne font rien pour aider celle-ci à donner ses fruits. Ils sont donc obligés de se rendre partout où ils ont des chances de trouver quelque chose de comestible. En d’autres termes, ils sont tenus par la nécessité d’être nomades».

Cependant, plus loin, ce même auteur, Elkin (1967), spécialiste des aborigènes d’Australie, spécifie que: «Le nomadisme de la vie indigène n’a pas de fondement biologique, mais il découle de la culture et, en somme, du système économique… les aborigènes perdraient leurs habitudes nomades s’ils se mettaient à pratiquer la culture et le jardinage dans les endroits propices. Toutefois, cette mutation ne se ferait pas aussi vite qu’on peut le penser. Mais la chasse a ses attraits pour l’homme, sans parler des rites qui l’accompagnent».

Si certaines expressions telles que “ils sont obligés”, “tenus par la nécessité”, d’autre part le mot “attrait”, appliqué au “comportement naturel” des aborigènes et des indigènes, est en contradiction avec l’idée de “nécessité”: si les peuples sont nomades, ce n’est peut-être pas la nécessité qui les y oblige.

Les raisons qui expliquent l’état de nomades relèvent du plaisir que ce mode de vie offre à ceux qui en ont le goût et qui ne seraient pas prêts à l’échanger contre un autre, bien que ce mode paraisse pénible aux sédentaires.

Dans le journal de ses expédition en Australie (1841), Sir G. Grey précise que:
«D’une manière générale, les indigènes vivent bien; il est absolument impossible à un voyageur ou même à un indigène originaire d’ailleurs, de juger si un district offre ou non abondance de nourriture... Mais en ce qui concerne son propre district, l’indigène est en tout autre position; il sait exactement ce qu’il produit, quand vient la saison de chaque chose, et comment se les procurer le plus commodément. J’ai toujours trouvé abondance de nourriture dans leurs huttes».

Lorsque les autochtones se déplacent, raconte en 1845 un autre explorateur, Eyre, ils parcourent, en temps ordinaire, rarement de 13 à 19 kilomètres par jour:
«Ils font ces marches –dit-il– sans se presser et sans s’affairer, ils évitent les inconvénients de l’énervement et de la chaleur, en particulier la souffrance de la soif qui, chez les Européens, est provoquée, non seulement par les activités physiques et les gros efforts auxquels ils sont soumis, mais aussi, et surtout, par la sensation d’“un manque de sécurité” et par l’angoisse qui en découle».

Cependant, si on reconnaît que l’aborigène est parfaitement adapté à sa terre, on ajoute des justifications. Elkin:
«S’il paraît paresseux, si, dans le camp, il paraît flâner à droite et à gauche, c’est qu’il ménage ou récupère ses forces; nous ne pensons pas assez à l’endurance qu’exigent les longues et opiniâtres poursuites après les kangourous... Il peut sembler –conclut-il– que ce soit consacrer beaucoup d’efforts, de patience et d’habileté pour obtenir si peu de chose. Mais, ne faisons-nous pas de même lorsque nous allons à la chasse ou lorsque nous travaillons pour gagner l’argent qui nous permet d’acheter un canard?».

La très rapide analyse de ces quelques textes montre que si ces auteurs essaient d’effectuer les descriptions les plus justes, ils n’ont cependant pas toujours à leur disposition les catégories énonciatives qui le leur permettent.
D’autres catégories sont donc nécessaires pour appréhender les peuples étudiés par l’ethnologie: Sahlins et Polanyi, par exemple, en mettent en évidence quelques-unes, qui conduisent à une description “positive”.


Les représentations positives

La “mobilité”
C’est l’emploi de nos propres catégories qui a amené à méconnaître le comportement qui a été appelé “primitif”: à propos, par exemple, de ce que les ethnologues ont pris, tout d’abord, comme incapacité de comprendre et d’accueillir les cadeaux.
En fait, il s’agissait de notre incapacité de penser le nomadisme en termes de “mobilité”, à partir de laquelle toute accumulation d’objets, même précieux, encombre et dérange les nomades, puisqu’elle les empêche d’être mobiles. Dès lors, les cadeaux deviennent des poids.

La “reconnaissance”
Les rapports que les nomades entretiennent avec leur terre –leur “patrie"–, ne relèvent pas de ce que nous appelons la “connaissance”: il s’agit plutôt de la “reconnaissance”, dont cette terre et cette patrie font bénéficier ceux qui y sont nés et continuent d’y circuler.
L’anthropologue Grey: «En ce qui concerne son propre district, l’indigène sait exactement... quand vient la saison de chaque chose, comment se les procurer plus commodément».
Elkin: «Il nous est facile de constater que, loin de ses terres familières où il collectait sa nourriture, l’aborigène ne sait plus où trouver des aliments et de l’eau suivant les saisons… Nous dirions qu’il ne connaît pas la région, alors que lui, au contraire, explique que cette terre ne le connaît pas, c’est-à-dire qu’elle ne le reconnaît pas comme sien».
Il ne s’agit donc pas seulement de “connaissance”, dans le sens que nous donnons habituellement à ce mot, mais de “reconnaissance”, ce que permettent les Mystères ou les Rêves. En effet, les problèmes commencent, pour les aborigènes au cas où:
«Les Mystères ou les Rêves propres à une terre… ne lui ont pas été révélés… Malheureusement, il peut arriver qu’un homme soit privé de cette sorte d’attache, même avec sa propre patrie. J’ai souvent entendu cette maxime: “celui qui perd son Rêve est perdu”. Il faut entendre par là que cet homme n’a pas été admis à connaître les rites et les mythes de sa patrie, c’est-à-dire “celle de son père et du père de son père”… Il ne lui a pas été donné d’établir un lien sacramental avec cette réalité invisible et éternelle, “l’ombre” ou “l’esprit” de chacune des choses et des créatures qui font partie de l’univers tribal. Si un homme échappe à cette loi fondamentale, il est “perdu” au point de vue spirituel et psychologique, même dans sa propre patrie».
L’impression de sécurité ne vient pas pour l’aborigène –comme pour nous– du sentiment d’être capable de “s’approprier” son environnement par la connaissance, ou de le “maîtriser” par le travail, il ne pense pas qu’il doit “agir sur la nature”. Il n’a pas à la dominer, car ce serait, comme disaient les Grecs, faire injure aux dieux. Ce qu’il faut, c’est par contre “se faire reconnaître”.
Si ce comportement relève pour nous de la passivité, ce n’est pas le cas pour l’aborigène qui s’active, au moyen des rites et des prières qui sont, pour lui, tout aussi indispensables –efficaces– que l’est, pour nous, le travail.
Les Sianes de la Nouvelle-Guinée nous en ont apporté un exemple saisissant: lors de l’introduction de la hache de fer, ils n’ont pas augmenté la production de biens de subsistance, mais au contraire, ayant réduit le temps consacré à la production, ils ont augmenté proportionnellement le temps affecté aux activités cérémonielles, telles que la prière (cf. Salisbury in F. Pouillon, 1976).
En fait, prier est, pour les peuples archaïques, l’équivalent de ce que le travail est pour nous.
La prière est donc tout aussi “active” que le travail, c’est un outil, situé à l’opposé même de la “ruse” dont parle Marx.

La “modération”
Ainsi, pour les aborigènes, stocker les produits de la nature est un non-sens, non seulement parce qu’ils sont des nomades (et ont besoin, pour être mobiles, de ne pas s’alourdir) mais aussi parce que le grenier, c’est la nature elle-même: elle produit les biens et la nourriture au fur et à mesure du besoin.
En se reproduisant, les saisons ramènent les fruits qu’on attend, à condition, bien sûr, de savoir les attendre, à condition, non pas de connaître, mais d’être “reconnu” par cette terre, qui est sa propre terre, et de faire partie du système dans lequel les hommes, la nature et les choses sont en inter-relation, où ils se reconnaissent et sont reconnus.
Pour certains peuples comme les aborigènes, et à certains moments, le stockage peut représenter une contre-valeur. C’est la mobilité, qui permet aux chasseurs-collecteurs
“de mettre leurs buts à la porté de leurs moyens… et de leurs possibilités, c’est seulement s’il y avait impossibilité de parcourir ce territoire, qu’il y aurait pénurie” (Sahlins, 1976).
Pour Sahlins la “moderation” est equilibre entre moyens et fins: ce qui permet à “l’âge de pierre” d’être un “âge d’abondance”, d’après le titre de son œuvre principale.
Mais le problème n’est pas si simple.

Le terme même de “modération” n’est pas tout à fait exact, parce que les populations archaïques n’ont pas à “se modérer”, leurs besoins étant toujours limités (ne confondons pas les besoins limités avec les désirs illimités). Lorsque Sahlins explique que les moyens correspondent à leurs besoins, la formulation, en termes de moyens et fins, relève de la logique des choix rationnels, qui est la nôtre et non pas la leur. De ce fait, si Sahlins remplace la “connaissance” par la “reconnaissance”, il reste encore dans le cadre de nos catégories énonciatives lorsqu’il parle d’“abondance” et de “limitation”.


La description du mode de vie des nomades et des agriculteurs primitifs a permis jusqu’ici de dégager les catégories de la mobilité, de la reconnaissance (par la prière et les cérémonies rituelles) et de la modération.
Rappelons donc ce que ces notions nous apprennent et ce qui, dans celles-ci, est implicite:

- Première catégorie: la mobilité dit la contingence, la non-universalité de la catégorie du temps en ce qui concerne la définition de la production. Dans l’univers des primitifs, en effet, c’est la possibilité de se déplacer, et donc la variable “espace”, qui, au contraire, est pertinente.
En clair, la production n’est pas toujours et partout dépendante du facteur temps, pour nous essentiel, du temps employé à produire, la productivité, mais avec l’espace, c’est-à-dire, la mobilité.

- Deuxième catégorie: la reconnaissance dit l’impossibilité de généralisation, la non-universalité de la catégorie du travail en tant qu’action de “métabolisation” (action “sur” la nature).
Pour les peuples archaïques, la prière est l’équivalent de ce qui est, pour nous, le travail: la prière est tout aussi “active”, c’est un outil situé à l’opposé même de la “ruse” dont parle Marx. Cet outil est peut-être même plus performant pour eux, qui substituent, à l’action “sur” l’environnement, la demande de reconnaissance “par” (de) la nature.
Le travail n’est donc pas toujours et partout à percevoir en termes d’action “sur” l’environnement, mais bien plutôt... d’interaction “avec”. On verra qu’il s’agit d’interdépendance symboliquement médiatisée.

- Troisième catégorie: la modération démontre la non-universalité de la catégorie de la “rareté” des moyens, en relation à l’infinité, présupposée, de nos besoins.
Cela montre que le registre que nous appelons de “l’économie” n’est pas toujours et partout en relation avec la définition “formelle”, selon la distinction établie par K. Polanyi (1975) entre économie “substantive” et “formelle”.
En dehors de l’économie formelle, la richesse est définie comme “équilibre” entre moyens et fins. Cela met en évidence la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons: en effet, nous qui sommes parmi les peuples les plus riches, nous vivons dans un système de “rareté” alors que les dits “primitifs” vivent dans l’abondance.

De la même façon que l’on a utilisé des catégories énonciatives inaptes à rendre compte de populations qui, appelées pour cela “primitives”, sont décrites négativement, de la même façon l’on emploie, à l’heure actuelle, des catégories inaptes à définir des groupes sociaux qui, appartenant cette fois à notre propre société, sont dénommés, également, de façon négative: ce sont des “in-actifs”, “im-productifs”...

Chapitre 4

Catégories inusuelles

Le parcours entrepris par les ethnologues en relation à la description et au jugement des peuples dits “primitifs” est de grand intérêt.

On est arrivé à une meilleure compréhension (à une description positive) de certains peuples en prenant de la distance à l’égard de nos propres catégories mentales.
Cela nous a permis de prendre confiance à l’égard de certaines catégories énonciatives si étranges pour nous, même difficiles à comprendre (voir la modération).

En effet, les notions de reconnaissance et de modération font surgir en nous un sentiment ambigu parce qu’elles renvoient à la notion de passivité et, plus généralement, à une vision de la vie et de nous-mêmes qui ne nous ressemble pas, à l’époque actuelle qui n’est déjà plus celle de la modernité industrielle.

Je fais donc l’hypothèse que la distance, qui n’est surtout pas d’ordre hiérarchique, entre nous- mêmes et ces peuples dits “primitifs”, est en rapport avec l’emploi de catégories énonciatives qui nous sont propres, bien différentes de celles qui caractérisent leur société. Mais, elles ne manquent pas d’attrait à nos yeux aujourd’hui.
Il n’est pas question de s’approprier, d’utiliser des catégories énonciatives autres que les nôtres, car il faudrait, plus radicalement, non pas changer notre façon de penser (ça, évidemment, ne se réalise pas à la commande!), mais admettre qu’elle a déjà changé sans que nous nous en apercevions.

Je dirais que la distance entre nous-mêmes et ces peuples dits “primitifs” est en rapport avec la préférence que, à la différence d’eux, nous éprouvons pour une “complétude” dont la visée de “toujours plus” est un exemple. Elle est imaginaire et s’oppose au sentiment d’“incomplétude” qui admet, ce qui pour nous constitue un “manque”, une absence, de même que la ré-union, la reconnaissance, propres au registre du symbolique, registre au contraire bien présent chez les sociétés archaïques.

Il est clair que les ethnologues employaient, pour penser et décrire les peuples archaïques, les catégories de la “complétude”: comment expliquer autrement l’aveuglement (par exemple de Gusinde) qui ne lui permettait pas de percevoir les contradictions entre la description présumée objective d’un fait et son jugement?

Chapitre 5

Une articulation étrange
mais efficace: le R.I.S.



Je fais l’hypothèse que le “Réel” (-R-) peut être énoncé, “mis en forme”, selon deux registres différents quoique toujours articulés entre eux: l’“Imaginaire” (-I- visant la “complétude”) et le “Symbolique” (-S- pouvant rendre compte aussi de l’“incomplétude”).

Le symbolique –qu’il ne faut pas confondre avec la faculté de symboliser, avec “les” symboles ou “la” symbolique, ni avec l’adjectif symbolique, ni surtout avec le mode de fonctionnement abstrait de la raison–, peut être défini comme le registre où est pris en compte tout ce qui relève de la substitution (exemple: le mot à la place de la chose) et du manque: toute notre vie nous continuons en effet à rechercher ce qui nous manque et nous manquera toujours, les choses, les mots n’étant que des ersatz, des substituts, imaginaires, mis à la place de ce dont nous sommes à jamais séparés, ce qui est à la source de notre désir.
Cependant, il n’est pas évident de mettre l’accent sur ce dont nous sommes séparés. Ainsi, par exemple, l’on pense habituellement que l’enfant (18 mois) qui lance sa bobine reliée à un fil en prononçant “fort” (en allemand, loin), ferait cela dans le but de pouvoir la ramener à lui (“da”, ici) et, avec elle, sa mère: il se représenterait ainsi, par ce moyen, le retour de celle-ci.
En fait, en lançant loin de lui la bobine, l’enfant ne joue pas au retour de la mère –Lacan l’explique–, c’est à la séparation d’avec celle-ci qu’il s’exerce. C’est parce qu’il peut nommer l’absence, à savoir, la séparation de sa mère (fort) qu’il pourra jouer, mais seulement ensuite, à la retrouver (da).
Cela permet de comprendre l’acception positive que le terme séparation assume ici, entendue comme ré-union après –mais seulement après avoir admis la perte, l’union ne pouvant advenir que comme ré-union, retrouvaille. Si tel n’est pas le cas, l’union ne peut être qu’illusoire, factice, mélange de deux parties à l’abri de l’épreuve de séparation. La séparation symbolique ne prend pas seulement en compte ce qui relève du “manque” et de la “perte”, mais investit la perte, consent au manque. Cette notion nous enseigne qu’il ne s’agit pas de se résigner: le désir est toujours là.

Sur le plan de l’imaginaire (qui n’est pas à confondre avec la faculté d’imaginer, l’imagination), c’est le désir d’unité qui prime, de complétude, par exemple, celle que l’enfant a constituée pendant 9 mois avec sa mère et qu’il essaie pendant toute sa vie de reconstituer, à partir de cette forme –ou rêve– originaire. L’imaginaire est le lieu de la nostalgie, du désir de retrouver une relation duelle, fusionnelle où l’autre représente le complément de soi –voir chez Platon, le mythe de l’androgyne, cet autre de soi, identique à soi, derrière qui l’on court toute sa vie en vain–.

Sur le plan de l’imaginaire, nous valorisons tout ce qui a trait à l’“unité”, au “plus” (le “toujours plus”): cela nous permet de refouler ce qui a trait au “manque” et à la “perte”.

Imaginaire et symbolique, complétude et in-complétude s’articulent toujours entre eux. Ainsi, par exemple, si la “séparation” peut être négative et même dangereuse, considérée cependant sur le plan symbolique, elle acquiert une valeur positive et même constitutive.

Ces deux registres sont strictement articulés entre eux dans la mise en forme du réel mais –nous voudrions le montrer– la modernité pense de préférence selon une visée, inconsciente, de complétude qui s’oppose, imaginairement et farouchement, à toute idée d’incomplétude, d’ordre symbolique.
L’étymologie du mot “symbole” le montre: “sum-bolein”, jeter ensemble, mettre ensemble, évacue ce qui relève de la “séparation” symbolique, en mettant l’accent sur l’imaginaire de l’“union”. Il faut cependant rappeler que le symbole représentait –symbolisait– un objet archaïque, une unité coupée en deux moitiés, permettant à leurs possesseurs respectifs de se reconnaître, de prouver leur très ancienne relation, par exemple d’hospitalité. C’est donc à l’acte de séparer et couper que nous devons l’action successive, d’assembler, d’où symbolon, le symbole. Toutefois, bien que ce soit à cette coupure initiale que nous devons l’assemblage –la relation– ce n’est pas sur la coupure que nous mettons l’accent: nous privilégions, au contraire, l’action d’assembler, alors que seules coupure et séparation permettent relation et reconnaissance, au moyen de l’assemblage.
Tout se passe comme si ce que nous désirions était de minimiser l’acte, inévitable, de séparer. Pour cela, nous mettons l’accent sur une unité imaginaire, unité archaïque présupposée au départ, et/ou unité mythique espérée à l’arrivée. Cela nous permet de faire l’économie de la séparation et de la coupure et de refouler la perte ou l’absence de ce dont nous sommes séparés, de ce qui est de l’ordre de l’incomplétude symbolique.

Chapitre 6

En fait: comment pensons-nous?


Il me semble que l’articulation RIS, empruntée à Freud via Lacan, constitue un outil aujourd’hui particulièrement efficace, “heureux” pour paraphraser Austin (1970).

En effet j’avais fait l’hypothèse que la distance entre nous-mêmes et ces peuples dits “primitifs” est en rapport avec la préférence que, à la différence d’eux, nous éprouvons pour une complétude toujours imaginaire: celle-ci s’oppose au sentiment d’“incomplétude” qui admet le vide, la séparation, le manque, la ré-union, la reconnaissance, la réciprocité, propres au registre du symbolique, registre au contraire bien présent chez les sociétés archaïques.

Nous pensons, depuis toujours en Occident, au moyen de certaines catégories mentales (nous les expliquerons mieux par la suite) telles que l’unité, le plein, le plus (le “toujours plus”), selon une visée que nous avons appelée de complétude. Nous ne consentons jamais à perdre quoi que ce soit et, pour éviter cela, nous énonçons nos actes en termes de maîtrise, d’action “sur” l’autre ou “sur” les autres et, plus récemment, en termes de “gain”.

Cette façon de penser s’est trouvée magnifiée surtout à l’époque moderne avec Locke, qui a théorisé (XVIIème siècle) la naissance de l’individu comme propriétaire de sa vie et de ses biens. En fait, l’individu sera libre de prendre place dans une société à économie marchante pour se vendre sur le marché “à égalité” avec d’autres hommes, également libres de vendre leur force de travail. Cela a conforté et continue de conforter notre façon de penser.
Depuis deux siècles, nous nous représentons comme des agents (économiques) et sommes actuellement devenus des acteurs (sociologiques). Nous nous considérons comme métreurs (de: mètre) et maîtres (dominateurs) de l’univers (que nous nous donnons pour tâche de “maîtriser”), des autres (que nous devons “dominer”, sous peine d’être “dominés”) et de nous-mêmes (comme si l’inconscient ne nous menait pas). Nous nous pensons comme des moi hypertrophiés, depuis le sujet de la philosophie classique –qui se définissait comme raison, conscience et volonté–, jusqu’au moi fort de la psychologie moderne, que celle-ci se propose de fortifier toujours davantage. Dans ce contexte, nos actions sont à analyser en termes de production en tant qu’action sur la nature: c’est par son travail que l’homme agit sur son environnement, dans le but de le maîtriser.

Nous passons le temps à imaginer des stratégies afin d’optimiser nos ressources, toujours rares par rapport à nos désirs, estimés infinis, et recherchons un “bonheur” auquel nous avons, selon nous, tous “droit”.
En conclusion, nous sommes porteurs de valeurs imaginairement fortes, régies par les catégories de la complétude imaginaire: l’unité, le plus et le plein.

C’est justement le privilège accordé à l’imaginaire, ainsi que l’emploi de catégories qui lui sont propres, qui nous amènent à des énonciations désobligeantes, sinon négatives, à l’égard de certains groupes et/ou de certains individus, ce qui nous évite de remettre en question notre propre façon de penser.
C’est l’emploi de ces catégories qui nous amène à penser en termes de pauvreté et exclusion ceux qui ne sont pas “forts”, étant forcément des “faibles” car ils échappent à la mise en scène de la société des “forts”: il est en effet impossible de les appréhender par les catégories de ces derniers.
Les dichotomies “actifs/inactifs”, “forts/faibles”, “riches/pauvres”, “Nord/Sud”, etc., appartiennent à ce plan. La distinction entre sociétés “fortes” et “faibles” aussi. Sur ce plan, en effet, au-delà de la “force” il n’y a que “faiblesse” qui, décrite négativement, est à éliminer.

Chapitre 7

L’échange de réciprocité (Maori)
Catégories du Symbolique et de l’Imaginaire


Ces pages empruntées à l’anthropologue français M. Mauss me permettront de dégager une mise en scène du monde régie par des catégories propres au registre de l’incomplétude, telles que la séparation et la perte. Cette lecture est nouvelle car ce n’est pas sous cet angle qu’on lit d’habitude le mythe célèbre du Hau: je désire mettre en évidence des catégories énonciatives estimées habituellement négatives, alors qu’elles sont, au contraire, constitutives, comme ce texte va nous le montrer.
En outre, les explications du texte par quelques auteurs nous montreront le fonctionnement de notre pensée qui privilège les catégories de l’unité, du plus et du plein.

Dans l’Essai sur le don, (1923) Mauss retranscrit le texte du Sage Rainipiri, informateur de l’anthropologue Best qui, au début du siècle, avait étudié les Maori, tribu nomade de la Nouvelle-Zélande. Dans ce texte, le Sage Maori explique le mot “hau”, dans le cadre de l’échange de réciprocité:
«Tu me donnes en cadeau un objet précieux -taonga- et moi je le donne à mon tour à une tierce personne”... “Et le temps passe et passe, et cette troisième personne décide de me donner quelque chose en retour. Or, ce taonga qu’elle me donne est le hau du taonga que j’ai reçu de toi. Il faut donc que je te le restitue, sous peine de mort».
Et Mauss de commenter:
«Ce texte, étonnamment clair, n’offre qu’une obscurité, l’intervention d’une tierce personne. Mais pour bien comprendre, il suffit de dire: les “taonga” –les biens– ont un “hau”, un pouvoir spirituel, qui les pousse à revenir au foyer d’origine».
Pour Mauss, le hau représente l’“Esprit” du donateur, resté dans la chose donnée qui, selon lui, en impose le “retour”.

Depuis Best en 1901 et Mauss en 1923, différents anthropologues se sont demandé ce que le “hau” pouvait bien signifier, manquant cependant l’essentiel: ils ont donné des réponses qui, tout en étant parfois très différentes, ont un dénominateur commun, la notion d’unité. Ainsi la coupure introduite entre A et B par C, la tierce personne, les dérange. Si A donne un objet (taonga) à B, pourquoi B ne le rend-il pas directement à A mais à C, qui pointe la séparation entre A et B?

Pour le danois Joansen (1954), le hau vient à signifier le “paiement” lui-même, offert en dédommagement (à la forêt).
Pour le néo-zélandais Firth (1959), c’est la “contrainte”, la sanction efficace d’ordre surnaturel en cas de non-restitution (non-paiement).
Pour Sahlins (1976) le hau est le “bénéfice”, l’intérêt produit par le don, il signifie “accroissement” ou, comme il dit, la “crue” du don, obtenue à travers la circulation de l’objet précieux entre A et B en passant par C (la “tierce personne”).
Pour Lévi-Strauss (1966), le “hau” signifie la “relation” elle-même; ainsi, dans la préface à l’Essai de Mauss, il critique celui-ci car, si Mauss a justement posé le “don” comme relation entre les trois obligations, donner-recevoir-rendre, il n’a pas su éviter l’écueil de la personnification. Le “hau” devient “Esprit”, source d’énergie qui force les biens –taonga– à circuler. Alors qu’il s’agit plutôt de “structure”: la structure étant donc décrite comme une synthèse qui “surmonte”, “restauration d’une unité, non pas perdue –rien n’est jamais perdu– mais inconsciente”.
Si Lévi-Strauss, qui en désigne le caractère symbolique, pointe la “substitution”, il évacue toutefois la “séparation” et le “manque”: le “hau” est pour lui une structure qui “surmonte” les trois termes en présence: prenant la place de chacun d’eux, il s’y substitue.

1) Le “plus” de l’“unité” retrouvée est ainsi le dénominateur commun de toutes les interprétations citées, aucune ne pointant la séparation (le “moins”). Dans ce contexte, le “tiers”, plutôt qu’une notion obscure (Mauss emploie le terme “obscurité”), devient une notion “gênante”. On ne parle pas du passage de B à C et on est soulagé par le retour du hau ( du premier objet, ce qui a été de A et donné à B!).
2) On pense toujours le “hau” comme un “plus” en “crue”, jamais en “creux”.
3) Le retour est vu de la part de A, parce que c’est normal pour nous de “rentrer en possession”.

Rentrer en possession: nous trouvons la même démarche chez Marx et Feuerbach.

Plan imaginaire de la “réappropriation” imaginaire

Pour Feuerbach l’homme est séparé de lui-même, clivé: il projette son essence hors de lui et en fait un objet extérieur, un autre que lui: c’est Dieu. En obéissant à la loi divine, l’homme ne ferait qu’obéir à une loi qui viendrait de lui mais qu’il ne pourrait plus, toutefois, reconnaître comme propre. Cet “autre de l’homme”, ce “tiers” entre l’homme et lui-même, cette essence fétichisée, l’homme doit se la réapproprier dans le but de la supprimer.
Marx s’oppose à Feuerbach, tout en étant parfaitement d’accord avec lui sur le fait que l’homme (se) projette hors de lui et fétichise cet “autre de lui”. Toutefois, si pour Feuerbach il s’agit de la propre essence de l’homme, pour Marx, il s’agit, non plus d’essence, mais de relation: c’est le rapport que l’homme entretient avec les autres hommes et avec lui-même qu’il projette hors de lui et qui se présente en retour à lui comme extérieur et indépendant: c’est sa propre force projetée à l’extérieur, qui lui est achetée et volée: d’où son “aliénation”.
Ainsi, pour Marx comme pour Feuerbach, les problèmes surgissent quand l’homme, les ayant réifiées, ne reconnaît plus ses projections. Celles-ci lui échappent sous forme d’“essence” (Feuerbach) ou de relation “réifiée” de l’homme à lui-même, aux choses et aux autres (Marx): elles se posent ainsi en tiers entre lui et lui-même.
Dès lors, le remède est évident: il consiste dans la reprise en main (selon Feuerbach et Marx) ou dans le retour (selon la lecture que l’on fait habituellement du texte Maori), de cet autre, ¬¬–essence, énergie, ou tierce personne– gênant et même, ajoute Marx, aliénant.
Voilà pourquoi, (pour Feuerbach comme pour Marx et même pour les Maori, selon l’interprétation des ethnologues cités ci-dessus), le but de l’homme doit être d’œuvrer à la réappropriation de cet “autre” qui désigne la “séparation”, appelée aliénation par Marx, ou “punition”, dans le cas du retour non advenu du cadeau.

Tout cela montre que notre fonctionnement mental est quelque peu surprenant.
En effet, ou nous pensons toute relation comme duelle, selon le registre de la fusion imaginaire des termes en rapport, (et nous évacuons alors le registre symbolique de la séparation, du manque et de la perte qui en découlent), ou nous prenons en compte la “séparation” (et nous nous situons sur le plan symbolique du manque): mais dans ce cas, cependant, nous éprouvons aussitôt le besoin de colmater le trou, la “béance” créée par cette séparation symbolique. Nous ne trouvons alors rien de mieux que, –voir Feuerbach et Marx–, réifier, “solidifier” d’abord la relation, pour en signaler, ensuite, le caractère “aliénant” et essayer de la reprendre; le “hau” est alors le produit solidifié de la relation, créée par le don, sa “crue” (Sahlins).

Les Maori : “C”, le “tiers” ou le symbolique à l’œuvre

En revanche, coupure et séparation sont prises en compte par le texte Maori qui pointe la figure de “C”, la tierce personne. Elle coupe l’union fusionnelle entre A et B. Mais, pour le comprendre, il est essentiel de se défaire des catégories employées habituellement: celles-ci, on l’a dit, appartiennent au registre imaginaire de la fusion et du colmatage, où il n’y a pas de place pour C. En effet, si A, le donateur, fait un cadeau à B, le donataire, celui-ci n’est pas forcé, sur le plan imaginaire de la complétude, de le passer à C. A et B restent ainsi dans la fusion.
Cependant quand, l’ayant reçu de A, B passe ensuite le cadeau à C, il coupe le rapport fusionnel, indiquant par là qu’il est redevable à A de ce qu’il a, à son tour, reçu de C. D’où l’obligation pour B de rendre à A ce que, du “hau”, il a reçu de C. On est, ici, sur le plan symbolique de la séparation entre A et B.
Sur ce plan, A ne reprend pas le “hau”: alors que nous pensons qu’il est normal de “rentrer en possession” de ce dont nous nous sommes séparés, il n’est pas question pour A de réclamer un quelconque droit: c’est B qui “rend” (ce n’est pas par hasard si le récit est fait par B, le récepteur-donataire).
La différence est importante: alors que “reprendre” marque l’action de revenir au lieu de départ pour rentrer en possession de ce qui nous serait dû –mon dû, mes droits–, “restituer” marque l’obéissance à la règle de réciprocité qui :
1°) impose de faire des cadeaux –donner–
2°) met en demeure de ne pas les refuser –recevoir– et, une fois reçus,
3°) oblige à rendre le “hau” du cadeau. (M. Mauss)
Ici, les modalités de “rendre” vont de la restitution immédiate à la non-restitution; la différence est grande avec l’échange marchand qui vise toujours une stricte équivalence: la restitution au plus près.
Cela nous amène:
1) à penser que cette relation a affaire non pas avec un “plus”, avec des droits, mais avec un “moins” à savoir la dette née de l’obligation de rendre. L’énonciation se fait ici selon le registre qui prend en compte ce qui relève de la séparation: le symbolique;
2) à remarquer que la réciprocité n’est pas symétrique;
3) à nous rendre compte que, dans le récit de Rainipiri, le Sage Maori, A et B sont à penser comme les sujets d’actes d’échange dans le champ symbolique du don/contre-don.
Mais, le sujet advient dans la dépendance à l’égard du champ symbolique qui le constitue. En opposition au terme “crue”, employé par Sahlins à propos du hau, je le définirais donc en “creux”, car “ancré” au champ symbolique. Si d’être “ancré” cela “aliène” la liberté imaginaire de l’individu, il reste que cette aliénation est constitutive du sujet.
L’homme devient sujet à condition non pas de “surmonter les contradictions” (pour les unifier dans une synthèse, Lévi-Strauss) ni de “reprendre” ce dont il a été séparé (sa “force de travail” par exemple, Marx), mais, plutôt, à condition de consentir à la perte, avant tout, de sa propre autonomie et indépendance.
Cette “perte” est inévitable pour tout humain qui, mortel, rêve cependant d’immortalité, d’unité, de totalité, notions plus dangereuses et moins “heureuses”, me semble-t-il, que celle d’esprit employée par Mauss: dans le cadre de la coutume maori, celui-ci avait mis en scène –rappelons-nous– un Esprit qui pousse à rendre le cadeau. L’Esprit a le tort, dénoncé par Lévi-Strauss, d’être “animé” et non pas pure “relation” mais a l’avantage de mettre en évidence un sujet pris dans un réseau de dépendance et de dette.

Comment pensons-nous?

Il apparaît que c’est bien par les catégories de l’unité, du plus et du plein que, à la différence des Maori, nous pensons de préférence, catégories qui appartiennent au registre de la complétude imaginaire. Dans ce contexte, nous ne consentons jamais à perdre quoi que ce soit. En revanche, sur le plan symbolique de l’incomplétude, d’autres catégories font leur apparition, catégories de la dépendance, de la perte, ainsi que de la séparation, propres à un sujet que j’appellerai “en creux”.

Chapitre 8

La notion d’individu


Nous avons vu que les interprétations de l’échange de réciprocité relèvent du registre de la complétude imaginaire.
L’homme se pense comme sujet en “crue” (toujours au singulier) et indépendant.
J’avais déjà dit, rapidement, que selon notre façon moderne de pensée relevant du registre de l’imaginaire, l’homme moderne ne peut pas s’imaginer perdre quoi que se soit et qu’il se pense comme sujet fort, libre, autonome, propriétaire de sa vie et de ses biens.

L’homme, depuis longtemps, se pense aussi comme propriétaire de ses mots.

Homo loquens, être parlant, défini par la parole, l’homme se distingue de l’animal qui, lui, n’a pas cette possibilité. Mais il ne se contente pas de ce privilège. L’homme estime que ses mots lui appartiennent, il ne les doit pas à d’autres que lui.
Depuis longtemps, l’homme occidental s’est voulu détaché de l’univers mythique, sémiologique qui l’avait soutenu aux origines.
Pour les populations archaïques, en revanche, “le discours était vrai parce qu’il s’appuyait sur la tradition et le mythe et sur le réseau des liens de signification qui l’enracinaient dans les institutions, les pratiques et les autres régions du savoir” (Flahaut, 1972). Dans le discours du mythe, les mots ne peuvent donc pas être pris et séparés du contexte, de l’ensemble structuré de la langue à laquelle ils appartenaient: ils sont insérés dans celui-ci et dépendants.
Comme pour les peuples archaïques, pour les Grecs d’avant le Vème siècle, la vérité du discours relevait de son enracinement dans les formes mythiques: on aurait trouvé absurde de penser que “la langue était taillée à la mesure du réel”. Dans la Grèce de Platon, en effet, la vérité ne peut être atteinte qu’à travers la mémoire du discours vrai, le discours de l’homme renvoyant au “monde des idées” qui constitue pour Platon le réel.

C’est à cause non seulement de ces jeunes gens impertinents qu’étaient les sophistes, pour qui l’homme était la “mesure de toutes les choses” (Protagoras), mais de Socrate lui-même, que la pensée se veut détachée de l’univers mythique, sémiologique qui la sous-tend: l’homme se pense ainsi indépendant, car “propriétaire” de ses mots. Fonctionnant comme des concepts, ceux-ci sont censés représenter le monde de façon “transparente”. La pensée moderne naît au moment où, se détachant du mythe, elle utilise les concepts en donnant à entendre que les mots y sont directement reconductibles.

C’est la libération de la contrainte mythique qui a permis, on l’a assez répété, l’essor de la philosophie et l’extraordinaire développement de la science (philosophie et science deviennent les nouveaux mythes). Si l’homme de la tradition grecque s’est voulu “propriétaire” de ses mots, l’homme moderne s’est destiné à devenir “possesseur et maître” du monde dans lequel il vit (Descartes), de la nature qui l’entoure: il en a fait ses objets. Tout se passe comme s’il pensait que la terre était à “soumettre à ses fins”, comme si elle était à “métaboliser” en vue de son usage. La situation s’est retournée. Mais renverser une situation, ce n’est pas la changer, puisqu’on reste sur le même plan.

Le mythe de Prométhée

L’action “sur” le monde, sa maîtrise et sa connaissance, ont posé, on le sait, toute sorte de problèmes, plus que jamais d’actualité, que le mythe de Prométhée avait mis déjà en évidence.
Il raconte que Prométhée, fils de Japète, a volé dans un acte d’extrême orgueil le feu de connaissance à Zeus et en a été puni: les vautours lui ont mangé le foie. En même temps que lui, les hommes aussi ont été punis: en échange du vol du feu, Jupiter leur a envoyé les “maux”, s’échappant de la boîte de Pandore. C’est ainsi que maladie, peine et labeur, silencieusement –car Jupiter leur a retiré la voix–, se promènent depuis lors parmi les hommes et leur apportent, selon ce qu’ Hésiode écrit, souffrance et douleurs.
Pour nous, le mythe dit aussi autre chose: le “silence” attribué aux maux, dont les hommes sont affectés, s’oppose à la parole et à la raison –logos–. Il montre par là que l’accusation adressée aux hommes par Jupiter est de vouloir “se mettre à la place des dieux”, en s’appropriant, à travers le feu, la connaissance; les hommes, veulent “parler” à la place des dieux: eux, qui sont mortels, ils essayent de “voler” la place des dieux, immortels. Ce faisant, ils oublient leur condition humaine et non pas divine: en tant que mortels, ils ne sont pas producteurs ni de leur science ni de leurs connaissances ni de leurs discours. Ils ne peuvent avoir accès au réel qu’indirectement, à travers les dieux, à travers le mythe. Pour les Grecs, connaissance implique “reconnaissance”: c’est la reconnaissance de la dépendance du champ symbolique représenté, pour eux, par le monde du mythe ou des idées, ce qu’on traduit maintenant –on va le voir– par le champ symbolique du langage, dont nous sommes tous redevables.
Ce que Jupiter a puni, ce n’est donc pas tant l’aspiration à la “connaissance” que la “méconnaissance” de la dette des hommes envers les dieux ou envers le réseau mythique, à savoir, le péché de démesure: l’excès –l’ hybris– est ce dont l’homme se rend coupable lorsqu’il oublie qui il est et quelle est sa place. Dès lors que l’homme en sort, il n’y a plus rien qui justifie ni la parole ni l’action. La condition “pénible”, dans laquelle l’homme doit souffrir pour arriver à connaître et à produire, a donc pour fin de le protéger de la démesure, de l’excès, lui rappelant qu’il n’est pas dieu, mais mortel. L’“hybris” est ainsi la pire des fautes pour les Grecs, faute d’inélégance et d’orgueil: l’homme, mortel, se prend pour dieu, immortel, renonçant ainsi à toute référence.

Le mythe de Prométhée est d’actualité car, tout à la fois, il exalte le pouvoir des êtres humains et rend visible leur “dépendance” ou “inter-dépendance” à savoir, la nécessité d’ancrage. Ces notions, souvent méprisées, sont presque oubliées dans le monde moderne. Si, illustrée par l’individu indépendant, autonome (étym.: se donnant lui-même ses lois), la modernité s’est construite dans un effort de libération de toute attache, on comprend maintenant la résistance à reconnaître ces notions lorsqu’elles se représentent, bien que sous des formes différentes. Pourtant, c’est dans la possibilité d’un nouvel ancrage que se joue actuellement le dépassement de la modernité, en ce qu’elle est définie ici comme désancrage.

L’individu in-divisé, être rationnel par nature

L’homme, depuis longtemps, se pense aussi comme sujet in-divisé.

Depuis toujours, déjà depuis la Grèce du Vème siècle av. J.C. nous nous pensons comme des unités. Epictète, philosophe stoïcien, exhortait Lucilius à “se reconquérir”, à “ne pas se disperser dans les voyages, dans la foule des relations”: il faut se mettre d’accord avec soi- même, en “devenir l’ami”, recommandait-il. Il faut, en un mot, veiller à réaliser en soi l’unité et l’identité de la personne (Boèce, VIème s. av. J.C.). Depuis Boèce, nous sommes des “personnes” définies comme “substance non-divisible de nature rationnelle” (“Persona est rationalis naturae individua substantia”).
En tant que substance, une, non-divisible (individu vient de in-divisum), l’attribut principal sera la liberté dont il faut jouir “individuellement”: elle ne constitue pas un horizon, un projet ou un défi mais un droit.
En tant que rationnel, notamment depuis Descartes, l’individu se destine à vivre dans un monde où il pense que ses “choix” sont “motivés”, “rationnels” et visent la maximisation des gains pour la poursuite de son propre “intérêt”. Ces comportements sont passés à l’histoire sous la dénomination de “Zweckrationalität” (Weber), signifiant par là que la conduite est rationnelle en ce qu’elle permet d’atteindre un but spécifique avec une très grande efficacité. La rationalité instrumentale implique ainsi l’usage d’une information optimale et présuppose l’existence d’un système cohérent.
Cohérence et instrumentalité, donc, d’où efficacité. Or, la notion d’efficacité n’implique pas seulement un monde extérieur dont la maîtrise est possible, elle présuppose un seul monde. En effet, “l’ego” de Descartes ou “l’unité synthétique d’aperception” de Kant sont ...“des sortes de porteur de torche ou d’anchorman, comme on dit dans les séries télévisées... en unifiant les différentes sensations singulières, et/ou les aperceptions, ils fabriquent un monde” (E. Gellner, 1975), “leur” monde.
Ainsi, l’épistémologie traditionnelle situait l’individu connaissant dans le cocon de sa perspective unique: à l’intérieur de son monde, il pouvait, s’il le voulait, être rationnel instrumentalement. Mais le modèle fins-moyens, comme modèle de conduite humaine, est partial et partiel: il ne correspond qu’à la logique d’un seul monde, logique “unidirectionnelle”. Selon cette logique, les propos concernant les théories et les pratiques qui échappent à la logique de l’instrumentalité rationnelle et au registre de l’imaginaire qui lui est propre, apparaissent comme non-pertinents, absurdes même, –voir par exemple la notion de non-profit– alors que, selon d’autres logiques, sur le plan du symbolique, ils acquièrent une pertinence parfaite.
Ainsi, ces tentatives d’unification sont forcément vouées à l’échec. «Un homme –dit encore Gellner– peut être un bon joueur d’échecs, de bridge ou de poker dans les termes de la Zweckrationalität. Les critères de réussite, la connexion entre moyens disponibles et fins désirables sont définis adéquatement à l’intérieur de chaque univers, ce qui permet d’identifier l’efficacité sans difficulté indue. Mais de quelle Zweckrationalität la vie dans son ensemble peut-elle être créditée, si cette vie englobe une multiplicité de jeux divers?» En effet, «une bonne partie de notre vie est consacrée non pas tant à poursuivre des buts (comme le suggéraient les sciences sociales inspirées par le modèle fins-moyen) qu’à éviter les gaffes», c.-à-d. «à jouer notre partie sans provoquer trop de dégâts». On est bien loin ici de la Zweckrationalität qui évacue allégrement les autres mondes dont, par exemple, celui de l’inconscient.

L’individu, conscience et volonté toute-puissante

Depuis Freud il y a plus d’un siècle, nous savons en effet que nous avons un inconscient et surtout qu’il n’est pas une “poubelle” –comme le nommaient les philosophes– où mettre ce dont nous ne savons pas quoi faire. C’est une instance qui nous gouverne bien malgré nous: les lapsus ou les mots d’esprit, par exemple, nous le rappellent chaque jour. Cependant, incroyable mais vrai, encore aujourd’hui nous faisons comme si l’inconscient n’existait pas. Nous confondons volontiers l’inconscient avec l’irrationnel qui, se situant en dehors de la raison, se perd donc dans des brumes mal identifiées...
Si nous nous obstinons à nous définir uniquement par les faits de conscience, c’est que cela nous permet de continuer à nous penser en maîtres des situations et de nous-mêmes, en particulier.
La foi en la “volonté”, cette faculté qui nous offre les moyens de nous installer dans un rêve de toute-puissance, nous le permet.

L’individu “possesseur de sa vie et de ses biens” (Locke)

Notre façon de penser s’est trouvée magnifiée à l’époque moderne dont on a dit que le commencement remonte à la fin du XVIIème s., quand Locke a théorisé dans le Traité du Gouvernement Civil (1699) la naissance de l’individu, l’énonçant comme “autonome et indépendant”, “libre”, “possesseur de sa vie et de ses biens”: si selon les Grecs, il s’agissait de la possession de mots, il s’agit maintenant de la possession de soi et de ses propres biens.
Ces individus, enfermés en eux-mêmes comme des atomes ou des monades, ne peuvent entrer en relation avec d’autres individus que sur le mode de la compétition, du conflit et des rapports de force.

La question se pose donc de savoir non pas comment libérer l’individu, mais bien plutôt comment nous libérer de la notion d’individu, sans, pour autant, remplacer l’individu par la société, comme font les sociologues “holistes” (du grec holos, qui forme un tout).

Chapitre 9

L’agent économique et l’acteur sociologique


De l’économie “encastrée” à l’économie “désencastrée”

L’individu, s’énonçant libre et autonome, va se construire la place du marché, lieu métaphorique, où il pourra agir en toute liberté et indépendance.
Observons ce qui arrive sur la place de nos marchés où la valeur se manifeste à travers le prix. Les individus in-divisés, in-dépendants et libres, sont “libres” de vendre et de se vendre à “égalité” avec les autres individus, eux aussi “libres” de vendre et se vendre, sur cette place, au meilleur prix.

Dans ce sens, la phrase célèbre “les hommes naissent libres et égaux...égalité des droits” (Déclaration des Droits de l’homme, 1789) vient à signifier que l’“égalité” est indispensable pour qu’il y ait “liberté” de mise en vente de sa propre énergie –sa capacité d’activité–, afin de pouvoir en recevoir le prix, indicateur à la fois de place sociale et de valeur personnelle.

La place du marché naît ainsi d’un désir d’autonomie de l’individu; son existence contribue à l’idée imaginaire de la toute- puissance de l’homme.
Elle devient de plus en plus importante: l’individu se définit d’abord comme un “agent” (économique) et,
plus tard, comme un “acteur” (sociologique).

Cette place, nous dit Polanyi, ne ressemble pas aux marchés locaux, réguliers et intégrés à l’activité sociale, politique et religieuse, tels qu’ils ont toujours existé, en Grèce comme partout, où l’économie signifie réciprocité et distribution, mais aux marchés “auto-réglés” où tout est en fonction du prix de vente et d’achat. Ici l’économie représente une instance indépendante, autonome qui, séparée des autres instances, politique, juridique, religieuse, etc., les domine toutes. C’est ainsi que l’économie devient l’économique.

Polanyi établit une différence fondamentale entre l’économie qu’il appelle “formelle”, propre à la société moderne, et l’économie “substantive”, typique de la société tribale.
Or, tout se passe comme si “l’économie substantive” et “l’économie formelle” se situaient sur une échelle de valeurs où il est inévitable de progresser de la première à la seconde.

Aristote avait effectué, dans l’introduction à la Politique, une première distinction capitale entre l’“administration domestique” (ou économie, “oikonomia”) et l’“acquisition des richesses” (ou “krématistique”), la première se préoccupant de la production d’usage alors que la deuxième est tournée vers le gain. La production d’usage n’exclut certes pas la production pour l’échange, mais concerne en priorité la production en vue de la subsistance.

Or, le premier principe de l’“économie substantive” est la réciprocité qui régit, pour Aristote, chaque “koïnonia” ou communauté. Elle consiste en ceci, que “les mobiles économiques trouvent leur origine dans le cadre de la vie sociale”, et qu’ il y a “absence du gain comme du principe du travail rémunéré et, surtout, absence de toute institution séparée et distincte, fondée sur des mobiles proprement économiques”.

Quant à l’économique, il est pensé comme une institution “disembedded” (désencastrée, Polanyi) de toute instance, qui ne dépendrait de rien, ni de personne d’autre si ce n’est des individus qui l’ont eux-mêmes créée. A leur tour les individus, qui ne sont redevables à rien d’autre qu’à cet ordre économique, institué par eux-mêmes, en ont dès lors la maîtrise –c’est tout au moins ce qu’ils croient–.

Ce système s’est “enkysté” dans un corps social qui a réagi violemment, à ses origines, pour l’expulser. Si le rejet provoqué au départ s’est ensuite atténué et est devenu accoutumance, il reste toutefois qu’aucun autre système, tout en étant considéré comme indépassable car efficace, n’a suscité autant de critiques, explique toujours Polanyi. C’est là le paradoxe.
En fait, l’efficacité du système de l’économie marchande vient de ce qu’il répond le mieux à des exigences qui se situent elles-mêmes sur le plan de l’imaginaire, où l’emploi des catégories de la complétude amène l’individu à se penser comme absolument “libre” et “indépendant” et, en conséquence, à mettre en forme “l’économique” comme une instance indépendante, “désencastrée” de toutes les autres. Ici, il lui est permis de s’auto-énoncer, à savoir s’énoncer comme étant absolument libre: le cercle se referme.

Mais: quel prix l’individu doit-il payer?
Les Grecs avaient expliqué qu’il y a toujours un prix à payer pour la faute d’hybris ou de démesure et la modernité a trouvé en quoi consiste ce prix: dans le “désenchantement” du monde –c’est la réponse de M. Weber (1964)– dû a l’extension de l’échange sous sa forme marchande dès lors qu’elle se constitue en tant qu’institution séparée de toutes les autres.

Sur la place du marché, “tout est objet de vente”

Dans les sociétés archaïques on pensait que “la terre et le travail de l’homme ne pouvaient être ni vendus ni achetés” (Polanyi, 1972).
Si la vente de la terre nous paraît évidente aujourd’hui, pendant des siècles la terre a signifié “l’autre nom de la nature” qui n’est pas produite par l’homme et le travail, “l’autre nom de l’activité humaine”, qui “occupe la vie elle-même et ne peut pas en être détachée...”
Sur la place du marché la valeur vient au contraire du prix car –annonce vigoureusement Polanyi– “tout doit être objet de vente, la terre comme les hommes” (Polanyi, 1972).
C’est ainsi que pour la première fois, “l’activité de l’homme était pensée séparée (disembedded) des autres activités de la vie et devait être soumise au marché” (Polanyi, 1975).

On comprend ainsi pourquoi, aujourd’hui, dans le contexte de ce système, l’exclusion du marché signifie exclusion des activités de la vie. De ce fait, un humain non-travailleur est dit non-actif et n’a pas de place dans la société, ne pouvant pas recevoir un prix. De ce fait encore, à savoir dans ce contexte, (et dans ce contexte seulement), tout doit être forcément reconduit aux principes de l’économie de marché, soit qu’on y adhère, soit qu’on s’en détache. La référence restant toujours le marché “autoréglé” de l’économie formelle, toute forme d’économie différente est nécessairement énoncée comme alternative par rapport à l’économie “formelle” qui, elle, reste centrale.

Ainsi naît l’individu “libre” car “dépendant” du seul univers qu’il a lui-même créé, l’économique. Il n’a pas seulement la “possibilité” de (se) vendre, mais il est “obligé” de le faire dans un système de marché, lequel, à son tour, préserve le caractère libre de l’individu sujet-objet de vente.

Les catégories énonciatives de l’agent (économique): rationalité, rareté et intérêt

- rationalité
Sur la place du marché, c’est évident, nous sommes des individus-indivisés qui, enfermés en eux-mêmes, ont pour tâche de défendre leurs intérêts personnels, individuels: c’est en vue de ceux-ci que nous agissons en tant qu’“agents” (économiques). Sur cette place, nous estimons que nous sommes libres de nos choix: rationnels, ils s’effectueraient à la suite de décisions elles aussi rationnelles et cela même si l’on reconnaît que notre raison est “limitée” (Simon), que ses effets sont parfois “pervers” (Boudon), et que notre temps se passe plutôt à “éviter les gaffes”, comme nous l’avait rappelé Gellner (1975).
Les décisions seraient donc prises à travers des discussions qui, elles aussi, se doivent d’être libres, menées à égalité avec d’autres individus, atomes également autonomes, indépendants et doués de raison, avec qui négociation et concertation se font en vue d’optimiser les ressources pour la satisfaction de besoins, confondus avec les intérêts.

- rareté
Optimisation, maître mot de notre économie, nous paraît évident. Mais: l’est-il?
Optimiser, rentabiliser, cela est indispensable lorsqu’on pense que nos ressources sont toujours rares par rapport non pas à nos besoins, qui sont en fait ou peuvent être bien limités, mais à nos désirs, infinis d’après nous. C’est donc l’infini de nos désirs qui conduit au postulat de la rareté de nos ressources. Si la rareté est pour nous une évidence, elle relève en fait d’une mise en forme de la société parmi d’autres possibles: elle est due à l’emploi de critères ou catégories ayant une visée de complétude qui, toujours imaginaire, rappelle –disions-nous– l’hybris des Grecs..
D’où le paradoxe: nous, qui sommes parmi les peuples les plus riches, nous disposons de moyens toujours insuffisants par rapport à nos fins et vivons donc dans la “rareté”, alors que les populations nomades, décrites par l’anthropologue Sahlins, vivent –comme il dit– dans “l’abondance”: chez elles en effet, contrairement à ce qui arrive chez nous, les moyens, qui ne sont pas bien importants, correspondent cependant à des fins, elles aussi limitées. L’on comprend ainsi la pertinence de l’opposition établie par Salhins: abondance (eux) contre rareté (nous) (Sahlins, 1976).

- intérêt
En ce qui concerne ensuite l’autre évidence, l’intérêt comme mobile de nos comportements, une observation entre mille peut servir à montrer que, loin d’être “naturelle”, la notion d’intérêt est en rapport avec une mise en forme ou mise en scène très particulière, la nôtre qui, employant des catégories imaginaires, met l’accent sur les comportements intéressés. Ce que tout le monde retient généralement de la lecture de A. Smith, le père de la conception moderne de l’économie, c’est en effet la notion d’intérêt, en oubliant qu’avant La richesse des nations, il avait écrit le Traité des passions et théorisé la sympathie comme lien entre les hommes...
Cet oubli est révélateur de la prééminence donnée aux catégories mentales de la complétude, dont l’emploi conduit à nous énoncer comme des individus “intéressés”, des atomes enfermés en eux-mêmes qui courent chacun derrière son propre intérêt dans une économie de “rareté”, comme si cela relevait de leur “nature”.

Dans les sociétés à “économie substantive”, si les hommes échangent, on n’y trouve pas “cette propension à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose, selon la célèbre expression de Smith qui a donné ainsi, dès 1776, la définition de ce qui deviendra ensuite la notion de l’“homo œconomicus”.

«Prenons le cas –dit Polanyi– d’une société tribale. L’intérêt économique de l’individu l’emporte rarement, car la communauté évite à tous ses membres de mourir de faim, sauf si la catastrophe l’accable elle-même, auquel cas ce n’est pas individuellement que les intérêts sont menacés. D’autre part, le maintien des liens entre les membres est essentiel. D’abord, parce que, s’il n’observe pas le code admis de l’honneur ou de la générosité, l’individu se coupe de la communauté et devient un paria; ensuite, parce que toutes les obligations, étant à long terme réciproques, c’est en les observant que l’individu sert également au mieux ses intérêts “donnant donnant”. Cette situation élimine ce que nous appelons intérêt économique personnel, au point de rendre l’individu incapable, dans de nombreux cas (mais nullement dans tous), de seulement saisir les implications de ses actes en fonction de cet intérêt. Cette attitude est renforcée par la fréquence des activités en commun, comme le partage de la nourriture provenant des prises communes, ou la participation aux dépouilles d’une expédition tribale, lointaine et dangereuse. Le prix conféré à la générosité est si grand, quand on le mesure à l’aune du prestige, que tout comportement autre que le plus total oubli de soi n’est tout simplement pas payant. Le caractère de l’individu a peu de chose à voir avec la question. L’homme peut être bon ou méchant, social ou asocial, envieux ou généreux... Mais, dans tous les cas les passions humaines, bonnes ou mauvaises, sont simplement orientées vers des buts non économiques» (Polanyi, 1972).

Or, si elles sont “orientées” de la sorte, comme dit Polanyi, ce n’est certainement pas en raison d’“instincts” ou d’une “nature humaine” qui serait particulière aux “primitifs”, ni même parce que la notion de groupe prime pour eux sur celle d’individu. En amont de ces explications biologiques et sociologiques, il y a l’emploi de catégories qui ne privilégient pas le registre imaginaire de la complétude et qui n’amènent donc pas, comme chez nous, à une logique et à des comportements inévitablement économiques. D’où nos difficultés, dès lors que nous voulons surmonter ces comportements, sans nous préoccuper au préalable de l’articulation nécessaire entre les deux registres, l’imaginaire de la complétude et le symbolique, qui prend en compte l’incomplétude du sujet humain, qui, dès lors, n’est plus à penser comme un individu-indivisé.

Les rapports de force

Dans cette société régie par les catégories imaginaires de la complétude, les rapports de force sont toujours prioritaires: nous nous devons de gagner contre l’autre, faute de quoi nous sommes des “perdants”, des “losers” qui ne jouissent ni de leur propre estime, ni de celle des autres. De même que, chez les Grecs, la faute était constituée par l’hybris, la démesure, de même –mais à l’opposé– la faute principale est pour nous la “perte”. “Perdre”, “manquer” est une faute grave car, selon une énonciation du monde par les critères de la complétude imaginaire, tous les individus agents se doivent en effet d’être des gagnants. “Vincere e vinceremo” c’était une phrase récurrente sur les murs italiens au temps du fascisme: “vaincre, nous vaincrons” (Mussolini).

Les catégories énonciatives de l’acteur (sociologique): rationalité, concertation et contrat

Les individus agents (économiques), sont devenus ensuite des “acteurs” (sociologiques): le système marchand présuppose en effet un type d’organisation fondé sur le contrat établi entre des “acteurs” qui, “libres” et “indépendants”, sont cependant capables de concertation, de négociation, de stratégie et de ruse.
Tout se passe donc comme si la notion d’indépendance était constitutive de l’être humain, une caractéristique qu’il posséderait en propre.

Ainsi, il nous semble “évident” que la liberté des uns trouve ses limites dans celle des autres, ce qui fait de la liberté un “piquet” –selon une expression célèbre de Marx– dressé contre l’envahissement de l’autre, dont il faut se protéger (d’où le dépit du pauvre Marx qui s’interrogeait sur la conception de la liberté, assimilée à un piquet…)

“L’agora” et la “valeur” du citoyen grec ou: l’économie “encastrée” quoique cachée

Il est intéressant de voir comme l’économie est, pour les Grecs, l’art de gouverner la maison (du grec nomos, règles et oikos, maisonnée), tandis que la place publique était reservée à la philosophie et à la politique: on y discutait des affaires de la polis, la cité.

Athènes, Vème siècle av. J.C.: sur l’agora, la place publique de la polis (la cité), la valeur n’avait certes rien à voir avec la vente sur notre place publique à nous, la place du marché, et le prix de cette vente. Sur l’agora, si, d’une certaine façon, les citoyens grecs se pensaient déjà en individus “indivisés”, ils n’étaient pas encore “intéressés”: la valeur était en relation avec la parole en tant qu’action “raisonnable”, en relation avec la capacité de faire face à des obligations comme l’administration de la justice, la guerre, le culte des dieux (les individus n’étaient pas affranchis de la polis).
Les obligations du citoyen grec constituaient en même temps ses droits, dont les esclaves –qui avaient préféré la captivité à la mort– étaient privés. Ils vivaient cachés, n’ayant pas accès aux honneurs venant des obligations publiques. Les esclaves, comme les femmes du reste, étaient voués à l’entretien de la vie animale de l’être humain, qui concernait sa subsistance, les soins du corps et la gestion de l’unité domestique, l’oikos. Esclaves et femmes avaient à faire avec les âmes “végétative et sensitive”, inférieures à l’âme rationnelle qui était en rapport avec le logos, raison et parole “raisonnable”, celle –justement– qui s’exprime sur la place publique.

Malgré l’élévation de la pensée propre à l’agora, où le prix de l’homme consistait dans l’action valeureuse et non pas, comme il arrivera par la suite, dans le prix auquel il peut se vendre sur la place de nos marchés, malgré cela, il est aisé d’observer que les catégories à l’œuvre relèvent aussi de la complétude. Si l’économie est “encastrée” dans le tissu social, elle est cependant “privée” d’apparaître sur la place publique: la valorisation se fait en effet sur cette place, par des catégories exaltant uniquement l’activité de l’âme rationnelle et non pas celle des autres âmes, “sensible” et “végétative”. Cela exclut ainsi, de cette même place, une partie de la population: les hommes en esclavage et les femmes, censées être dépourvues d’“âme” rationnelle.
Or, là où il y a exclusion, on peut être sûr qu’il y a toujours des catégories imaginaires à l’œuvre, l’exclusion étant la conséquence de leur emploi.

Dès lors, l’économie n’est plus seulement en relation avec l’“entretien” et/ou la “gestion” de l’oikos.
H. Arendt (1961) rappelle que, si pour les Grecs l’économie en tant que gestion de la maisonnée était “encastrée” dans les autres instances, cependant, se préoccupant d’intérêts privés, individuels et particuliers, elle était estimée honteuse, privée des honneurs attribués sur la place publique, “l’agora”, alors que nous la valorisons. Ainsi l’économie était cachée.
Dès lors, l’économie ne pourra faire son apparition qu’une fois devenue “publique”, mais la place publique n’est plus cependant l’agora: c’est maintenant la place du marché et, sur cette place, l’économie n’est réévaluée qu’à condition d’être légitimée par une instance elle-même publique. C’est l’Etat qui, né comme garant des intérêts –privés– des propriétaires (cf. Locke, fin du XVIIème s.), doit devenir, en même temps, le “redistributeur” –public– des richesses auprès de ceux qui n’en ont point.

Chapitre 10

L’économique et la question du “social”


Polanyi a indiqué un repère temporel (1834) et a mis en relation l’éclosion du marché libre avec l’apparition, à ce moment, de la question sociale. Il en a diagnostiqué la cause: le “désencastrement” –“disembeddedness”– de l’instance économique de toutes les autres, morales, politiques, juridiques, religieuses, etc. Il en avait indiqué les conséquences, aveuglantes déjà en son temps: la substitution des conduites utiles –vouées à l’intérêt– aux conduites morales. Or, cette substitution –avait-il expliqué– porte un nom: l’économique en tant qu’institution “désencastrée” et ayant le dessus sur toutes les autres.

Le social

Pour résoudre les problèmes suscités par l’hégémonie de l’“économique” on fait d’habitude appel à un facteur x, désigné par “social”, terme employé sous la forme de substantif masculin, surtout en France ou en Italie.

Le terme social vient du latin “socius”, de “societas”. Or le social, en relation étrange (renversée?) avec son étymologie, est devenu actuellement synonyme de problèmes posés à la société. De même, il est synonyme d’“aide”, de “remède”, de “régulation” ou de comportements dits “alternatifs”.
Certaines expressions telles qu’ “insertion sociale”, par exemple, sont révélatrices du glissement actuel du mot qui, cessant de signifier la façon d’occuper une place dans la société à travers une relation heureuse, dit, au contraire, l’improbabilité de cette place et la difficulté de cette relation.
“Faire du social”, autre expression récurrente, signifie ainsi la nécessité de la prise en charge de ce qui “fait problème” dans la société.
Ainsi, lorsque nous faisons appel au “lien social”, c’est pour dire que celui-ci fait défaut: social, qui vient donc signifier le défaut du lien ou son absence, peut être donc remplacé par le syntagme “lien défectueux” ou “lien manquant”. C’est pour pallier cette déficience, que nous nous évertuons dès lors à (ré¬)introduire le social –“faire du social”, comme l’on dit– lequel sert à la fois de diagnostic pour décrire une situation malade autant que de potion pour y remédier. La maladie est identifiée aux défauts du social et le remède au “pouvoir de remédier” au même social, ce facteur x qui permettrait de rétablir les liaisons défectueuses.

Afin de nous éviter beaucoup de problèmes et d’incompréhensions, on pourrait simplement, restant en accord avec l’étymologie, socius, faire comme si ce terme n’avait pas subi de transformations. On pourrait aussi s’efforcer de dégager les catégories qui sont à l’œuvre dans son usage depuis un peu plus de deux siècles. C’est la solution adoptée ici.
Cela nous amène à mettre en question non pas le social, en tant que relation à la société, mais en ce qu’il est employé dès lors que cette relation ne fonctionne pas, comme alternative à ce qui ne va pas.
Cela arrive car les catégories mentales par lesquelles nous le pensons ne sont manifestement pas “heureuses”: elles appartiennent au registre imaginaire de la complétude, le moins apte à donner forme à cette notion. On ne peut pas, en effet, penser le “lien” à partir d’individus-indivisés, atomes ronds et complets, enfermés en eux-mêmes.

Ces catégories sont a tel point “malheureuses” que nous avons été obligés de ré-introduire le lien social, ce facteur x, cristallisé dans une instance autonome, séparée elle aussi, à son tour, des autres. Comment?
C’est à l’aide d’une institution publique, l’Etat, qui va légitimer les intérêts particuliers, “privés” des individus: ils trouveront ainsi place et considération “publique”.

Comme le montre H. Arendt (1961), le social devient le lieu –métaphorique, imaginaire – de reconstitution du lien: dans ce lieu, les individus se pensent toujours comme étant intéressés, autonomes, rationnels et indépendants, à l’identité compacte, pleine et sans fêlure. Mais ils s’imaginent, en même temps, qu’ils peuvent coopérer en faisant donc “comme si” ils ne l’étaient pas, “comme si” ils étaient en situation d’inter-dépendance et de réciprocité, “comme si” les autres ne s’opposaient plus à leur propre liberté personnelle, “comme si” la nature n’était plus un objet à dominer mais un environnement avec lequel composer, au moyen de relations de réciprocité qui induisent respect et obligations mutuelles.

C’est ici mon reproche: on se pense toujours selon le registre de l’Imaginaire!

Ainsi, si la reconstitution du lien est imaginaire, imaginaire non seulement parce que tenter de combler un manque (de liens) est propre au registre de la complétude, mais parce que inter-dépendance, réciprocité, obligations et dette sont, on l’a vu, des catégories d’ordre symbolique. Or, sur le plan de la complétude, registre qui domine encore notre façon de penser, où l’imaginaire de la liberté parfaite et de l’indépendance absolue recueille notre adhésion inconditionnée, ces catégories sont dévalorisées, souvent incomprises ou ressenties comme traditionnelles, voire même moquées.

C’est plutôt quand nous consentirons à une meilleure articulation des deux registres, quand nous consentirons à nous penser enfin selon le registre de l’incomplétude (et non seulement faisant “comme si”), en tant que sujets “divisés”, que le “lien” a des chances de se faire. C’est à ces conditions que nous retrouverons peut-être une possibilité “heureuse” d’“être ensemble”.

En guise de conclusion

Les catégories à l’œuvre ici sont, toujours incontestablement, les catégories imaginaires de l’individu. Pour autant qu’elles restent en place, l’économie sera désencastrée, aucun autre système ne pouvant véritablement la ré-encastrer ni même l’infléchir. On peut seulement réparer les dysfonctionnements qu’elle provoque ou aménager à côté des comportements alternatifs par rapport à l’économie “formelle” qui, répétons-le, reste ainsi toujours centrale.

Il n’est pas possible de mettre sérieusement “l’économie au service de l’homme”, ce qui signifie “encastrer l’économie”, en continuant d’employer les critères qui confortent une visée de complétude imaginaire.

J’ insiste sur l’intérêt de l’emploi d’une articulation qui nous invite à interroger les catégories de l’individu-indivisé et ses composantes économiques, catégories qui aboutissent à la définition même de l’économique: elles rendent nécessaire la présence d’une instance indépendante, “désencastrée” de toutes les autres, où l’individu puisse s’instaurer seul maître à bord et s’énoncer ainsi imaginairement libre et indépendant.
L’emploi de l’articulation RIS nous permet ainsi d’interroger le social et de comprendre pourquoi les populations ou les services redevables de celui-ci sont infériorisés par rapport à ceux qui relèvent de l’économique.
Il est clair, en effet, que ceux qui sont estimés “in” et “forts” sont créés, définis selon le registre imaginaire de la complétude économique. Et, sur ce plan, tout ce qui n’est pas régi par ces catégories, n’est pas apprécié (il est défini, par opposition, “out”), et est dévalorisé (défini, par opposition, comme “faible”).

Donc, il ne s’agit pas de faire appel au social mais, bien plutôt, de questionner l’économique, en remettant en cause ses fondements au moyen de la critique des catégories énonciatives qui le régissent.

Il s’agit, plus radicalement, de déconstruire les catégories de l’“économique” et montrer, à propos d’une réalité ancienne et toujours actuelle, la nécessité de prendre en compte le changement de catégories déjà en acte. Ces catégories sont présentes dans les discours et aspirations de la trans-modernité, mais ne sont toujours pas valorisées. Les catégories de l’économique, qui ont fait le succès de la modernité industrielle, sont toujours à l’œuvre, et cela même si elles ont perdu, à l’heure actuelle, de leur efficacité: elles desservent les idéaux de la trans-modernité.