Le social selon les sciences sociales
Pour les sciences sociales le “social” reste incontournable.
La sociologie continentale se comporte actuellement comme, auparavant, l’ethnologie. Les ethnologues, dont les travaux étaient précis, documentés, “objectifs”, faisaient appel cependant, sans qu’ils y prennent garde et souvent même avec les meilleures intentions du monde, à leurs propres critères, à savoir aux catégories de la modernité occidentale, industrielle. Ils aboutissaient ainsi à la description de “primitifs”, de “sauvages”, de populations décrites négativement: sans histoire, sans économie, même parfois sans logique, etc. Considérées par rapport à nous, elles manquaient, en fait, de ce que nous, les “civilisés”, nous considérons comme histoire, comme économie et même comme raison. Pour nous, en effet, il n’y a qu’une histoire (la nôtre, événementielle), qu’une économie (la nôtre, “formelle”, de marché), qu’une raison (la nôtre, “digitale”, opposée à la logique “analogique”, pour parler le langage des ordinateurs mais aussi celui de Lévy-Bruhl, 1922).
Ainsi, tout se passe comme si la sociologie avait pris la relève de l’ethnologie: les catégories énonciatives à l’œuvre amènent en effet les sciences sociales à définir certaines populations, cette fois bien de “chez nous”, de façon également négative, à savoir par ce qu’elles “n’ont pas”: on parle ainsi d’inactifs, d’improductifs (cf. la critique à ces dénominations in Pellegrin, 1992) et, plus récemment –je ne donne que des exemples marquants– de “miséreux” (Bourdieu), de “désaffiliés” (R. Castel), de “galériens” (F. Dubet et les jeunes de la “galère”), sujets de “honte” (V. de Goulejac) pour eux- mêmes et objet de “pitié” pour tous.
Maintenant, personne ne parle plus de “primitifs”. Les peuples décrits jadis comme tels par les ethnologues n’ont pas changé, mais bien plutôt les catégories mentales de leurs observateurs: cela permet à ces derniers une énonciation ou mise en forme différentes. Les descriptions deviennent positives, prenant en compte non pas ce que les populations observées ont (ou n’ont pas) par rapport à nous, mais ce qu’elles sont, leurs caractéristiques propres.
La sociologie, cependant, ne semble pas avoir suivi l’évolution de l’ethnologie. Elle continue d’employer des critères inadaptés et paraît ainsi ignorer l’apport de certaines théorisations qui pourraient davantage la servir. Il s’agit, par exemple, des Actes de Langage, qui passent de la chose énoncée à l’acte de celui qui l’énonce et invitent donc à prendre en compte les catégories énonciatives de celui-ci. Il s’agit encore de l’articulation RIS, qui permet de distinguer les niveaux d’énonciation, Imaginaire et Symbolique, dans la mise en forme du Réel.
Dans le cas du “social”, la sociologie ne se demande pas quels sont les critères à l’œuvre qui l’amènent à un constat de dysfonctionnement dans la société, ainsi qu’à la recherche de solutions en termes de remèdes ou d’alternatives. Ces solutions sont différentes mais ont un dénominateur commun: elles relèvent d’une énonciation imaginaire, à travers des catégories à visée de complétude.
En fait, sur le plan de l’imaginaire, lorsque nous avons affaire aux catégories de la séparation –sous forme de hiatus, de béance ou seulement de contradiction– nous n’avons de cesse que de la réabsorber, la régler, la colmater, la boucher en apportant ou des remèdes ou en proposant des propositions alternatives, qui ne touchent cependant pas, les uns comme les autres, au système économique en place.
Dès lors que nous estimons que nous avons affaire non pas à un acte de mise en forme ou d’énonciation mais à des données énoncées à interpréter comme des faits, nous n’avons en effet pas d’autre issue. Ayant constaté des “failles” sous forme de dysfonctionnements divers, il s’agit de les réparer.
Les “ruses” de la raison sociologique
Nous avions déjà pointé la difficulté d’articuler le registre de la complétude imaginaire avec l’incomplétude d’ordre symbolique car notre modernité se définit justement par l’aspiration de l’individu à une indépendance et une liberté imaginaires. D’où, en conséquence, la tentative constante d’évacuer ce qui relève de l’incomplétude, comme la notion d’(inter)dépendance. particulièrement refoulée par la sociologie au moyen de ruses contre lesquelles je tiens à la mettre en garde. Elles sont multiples.
Par ex., l’amalgame effectuée volontiers entre une forme de dépendance passive, à l’ancienne manière, aux dieux et aux rois, et un “ancrage” actif au champ symbolique: le langage (défini ainsi comme ordre symbolique et non plus seulement comme un moyen, un outil) dont nous dépendons mais à la construction duquel nous participons tous.
Par ex. encore, la difficulté que nous avons à comprendre ce qu’est le mythe. Dans le cas de populations premières mais aussi pour nous, il s’agit d’une explication du monde. Or, elle est dite religieuse d’un côté et scientifique de l’autre. En fait, elle est en relation avec les moyens que les uns comme les autres, archaïques et “civilisés”, mettent en œuvre: si, dans un cas, cette explication est scientifiquement plus élaborée, elle n’est toutefois pas moins valable, “heureuse”, dans l’autre cas. Notre explication du monde pourra changer demain, dès lors que nous disposerons d’autres moyens techniques plus perfectionnés et de catégories énonciatives encore plus efficaces: il reste que cette explication est notre “mythe” actuel, celui qui nous permet d’ordonner le monde d’une certaine façon, la nôtre, aujourd’hui.
“Scientifique” et “symbolique”, ces termes ne s’opposent pas, au contraire. Le symbolique n’est pas à décliner seulement au passé: s’il y a du symbolique à l’œuvre dans le cas de l’échange des biens précieux ou cérémoniels, il y en a nécessairement et heureusement aussi, contrairement à ce que l’on répète, dans le cas de l’échange marchand des biens matériels, tel qu’il s’effectue chez nous maintenant. Cependant, il ne se configure pas de la même façon. La façon d’ordonner le monde –de le symboliser– a changé dans le temps. C’est pourquoi nous disions au début qu’il ne s’agit pas de changer nos catégories énonciatives: il s’agit de consentir à prendre en considération la nécessaire articulation au registre symbolique de l’incomplétude.
Les catégories énonciatives d’ordre anthropologique, comme “l’ancrage”, mais aussi la “dette” et les rapports de “place” par exemple, ne se déploient certes pas de la même façon hier et aujourd’hui: si nous les avons rappelées ici, c’est qu’elles nous permettent de prendre de la distance par rapport à notre propre mode de penser et d’énoncer. Nous voudrions seulement montrer que celui dans lequel nous sommes nés n’est pas “évident”. D’où la nécessité de changer la façon de poser les problèmes.
D’autres catégories énonciatives sont dès lors nécessaires et elles nous mènent ailleurs.
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