Interdépendance et lieux de l’errance
Les “errants” sur les routes du Moyen-Age
L’“errant” est-il un homme sans lieu et sans liens? Au sens propre du terme, il est sans habitation fixe: mais est-il pour autant sans lieu, sans liens et, à la limite, sans désirs?
Si c’est par rapport à soi-même et à son propre désir que l’on se retrouve sans lieu et en conséquence sans liens, ce n’est pas le cas des errants au Moyen-Age. La référence à la question du désir permet en effet de saisir que le lien continue de se faire, et justement sur les routes, pour des gens qui, étant sans toit, ne sont cependant pas pour autant sans loi et sans liens.
Ils ne se trouvent donc pas en marge de la société, bien au contraire.
Ensuite, sur un autre plan, la référence au langage comme acte explique qu’au Moyen-Age la mise en forme ou mise en scène de la société, sa catégorisation, se fait bien différemment.
En effet, si le monde, la société, les choses existent, certes, indépendamment de nous, elles ne font sens –c.-à-d. ne deviennent réalité pour nous, notre réalité–, qu’en relation à la langue qui les énonce ou les met en forme. C’est ainsi, par exemple, que les gens qui avaient faim (voir le très grand nombre de “famines” au Moyen-Age), n’étaient pas définis pauvres, cette forme récurrente de marginalité de nos sociétés.
Les conséquences sont évidemment notables: en effet, lorsque ces gens sont définis comme des “faibles”, “doux et affligés”, chacun se doit de les “accueillir”, se doit de leur ouvrir la maison ou la cuisine alors que, devenus des “pauvres”, ils seront “secourus”, ce qui est bien différent. “Accueillir” signifie offrir à des “errants”, et partager avec eux, le gîte et le pain, le lieu pour dormir, se laver ou se soigner, alors que “secourir” signifie les considérer comme des gens qui, étant sans toit, sont, par exemple, sales, malades.
Donc, les errants ne sont pas définis pauvres (malades, sales). Cela, non pas parce que tout le monde se lavait peu (explication stupide) ou parce que les maladies n’étant pas identifiées, c’est-à-dire énoncées, répertoriées comme maintenant, elles ne pouvaient pas être attribuées à ceux qui deviendront ensuite, et de plus en plus, des “malades” (explication inexacte mais déjà plus intéressante), mais parce que la pensée se déployait sur le plan symbolique où “manquer” (de lieu d’habitation, de propreté, de santé) n’était pas marqué négativement et ne donnait donc pas motif à des connotations déplaisantes et dévalorisantes: “manquer” n’était pas déshonorant.
A tort ou à raison, le sens ne se faisait pas à travers l’imaginaire de la santé et de la propreté, ou du fait d’avoir un domicile fixe (ce qui n’empêchait évidemment pas d’avoir de la santé ou un domicile): le privilège accordé au registre du symbolique empêchait tout jugement négatif concernant les “faibles”. Les “faibles” qui avaient faim, dont le lopin de terre était saccagé, étaient certes malheureux mais, –et la différence est très grande–, ils n’étaient pas malheureux parce qu’ils étaient faibles. Ce n’est pas un hasard si l’on a dit que “le royaume des cieux” leur appartient et que “les derniers sont censés être les premiers”, ce n’est pas seulement une affaire de croyance religieuse.
Si, à un certain moment, l’errance vient à signifier manque de lieu et de liens, nous ne pouvons pas attribuer cette caractéristique à l’errant du haut Moyen-Age, l’errance signifiant à la fois un lieu (ou des lieux) et des liens. Ceux-ci ont continué à subsister avec la communauté jusqu’aux XIème et XIIème siècles: c’est seulement plus tard que l’errance désignera l’état de quelqu’un qui est sans lieu et qui se retrouve, de ce fait, sans liens.
L’énonciation des “faibles”
Au Xème s. les “faibles”, toutes catégories confondues: “infirmes, aveugles, boiteux, débiles, fous, pèlerins, veuves, orphelins, captifs, vaincus” (comme les nomme Rathies, évêque de Vérone au Xème s. – Cahiers de la pauvreté, 1967-68), ceux qui partaient aux croisades et qui, n’ayant pas où aller par la suite, traînaient sur les routes, toute cette population n’est pas isolée. Elle est à considérer en relation avec les potentes, les armati, les cives, avec qui elle entretenait des rapports d’inter-dépendance. La société n’étant pas énoncée à travers le classement pauvreté/richesse, “pauvre” ne pouvait pas avoir la même signification que pour nous.
Conséquence intéressante: les “miséreux”, donc, les “faibles” ne sont pas ceux qui dépendent d’un seigneur –d’un potens–, (Johsua, 1989, Dufourcq, 1977) mais, au contraire, ceux qui ne dépendent de personne.
L’énonciation des “inermes”
De même, l’inerme (sans armes), autre figure du faible au Moyen-Age, est tel par rapport aux milites et aux armati –les chevaliers en armes–, ceux qui, au Xème et XIème s., après le Concile de Charon (Poitiers, 989), portent les armes. Or, s’ils sont autorisés à être armés, c’est pour la défense de ceux qui n’en ont pas le droit (cf. “La paix de Dieu”, Christophe, 1985).
En conséquence, si les inermes, c’est-à-dire ceux qui ne portent pas les armes, dont les prêtres par exemple, (qui appartiennent donc, eux aussi, au groupe d’“inermes”) étaient défendus par les armati, le lien (d’inter-dépendance) se fait entre “armati” et “inermes”, les “faibles”.
Sur le plan du symbolique, même lorsque les liens sont lâches, ils existent donc: pour les gens qui avaient élu la route pour domicile, ils sont maintenus, sinon par la famille et le groupe d’origine, du moins par le corps social, notamment à travers les monastères qui ont pour tâche de subvenir aux besoins des “faibles”. Mais personne ne refuse le gîte et la nourriture à un “errant” dans la détresse. A la limite, l’errant aveugle avait un avantage sur le voyant: son infirmité, son “manque” étant manifeste, on allait plus facilement à sa rencontre (Riche, 1973).
Les “faibles” font nécessairement partie de la communauté et ont des droits –non seulement de mendier, mais aussi de voler (du pain, par ex.)–.
Il semble, en conséquence, très intéressant de mettre en évidence que si le Moyen-Age est une époque où la force règne, où la raison est celle du plus fort, s’il est vrai que seuls les plus résistants pouvaient vivre et que les plus faibles n’avaient pas la vie facile, toutefois la faiblesse n’était pas affectée par un signe négatif: les catégories à l’œuvre ne relevant pas du registre imaginaire, l’énonciation des “faibles” ne pouvait donc avoir le sens actuel.
Si l’on pense aujourd’hui que les pauvres sont ceux qui, n’ayant pas de ressources, ne sont pas autonomes et “dépendent” de l’aide des autres (du système social) pour vivre, la question ne se posait donc pas en ces termes au Moyen-Age, selon un imaginaire de la toute-puissance où seules autonomie et indépendance sont prisées: les liens de dépendance n’étaient pas considérés comme “aliénants” (Duby, 1973). Sur le plan du symbolique, la dépendance ne s’oppose pas spécialement à la liberté.
En effet, la liberté qui signifie pour nous affranchissement –imaginaire– de toute attache, mettait au contraire en valeur l’appartenance et l’inter-dépendance, sans que cela soit une contradiction dans les termes (en extrapolant, on pourrait appliquer, à ce propos, la notion d’“embeddedness”).
Franc et libre (Bloch, 1978) signifiait qu’on était libre, car appartenant au peuple des Francs, de même qu’un citoyen grec était libre, à la différence d’un étranger qui était esclave, parce qu’il “dépendait” de la terre grecque où il était né et où il avait avant tout des obligations.
Appartenance signifiait devoir de participation à la chose publique. Ainsi , en Grèce, on l’a observé, s’occuper de politique, des affaires de la polis, c’est-à-dire de l’administration du culte et de la justice de la ville, était ce qui différenciait l’homme libre de l’esclave qui en était “privé”, à savoir, exclu de ces obligations, préposé comme il était, on le sait, à la gestion “privée”, de l’oikos, l’unité domestique, “libre” (privé) donc de toutes les autres obligations: la relation d’appartenance ne peut pas se faire selon le registre imaginaire du “plus”, par les catégories de la complétude en termes de “droits”, mais sur le plan symbolique de l’inter-dépendance et de la dette (les “obligations”) envers sa communauté.
En conséquence, participation et appartenance étaient justement les caractéristiques de l’homme libre, que ce soit sous forme de dépendance envers le groupe, le réseau (famille, parentèle) dont l’insertion permettait de créer des liens, et de faire partie du “communal”, ou que ce soit –on le verra– sous forme de rapport de “vassalité” envers un seigneur (un potens).
Ainsi, les alleutiers, libres de la dépendance à un seigneur (l’alleu était une terre libre de toute redevance) étaient dépendants d’une communauté rurale paysanne (VIIIème s. jusque vers le XIème s. –premier moment–). Cependant la communauté n’est pas “celle des propriétaires, des gens ayant des alleux dans un certain terroir, (elle) est, d’abord, celle des familles: c’est parce qu’on faisait partie d’une famille et de la parentèle (constituées ainsi en tiers entre l’individu et le sol) qu’on a accès aux terres... On n’est pas membre d’une communauté parce que possesseur de moyens de production, mais au contraire, on est possesseur de moyens de production parce qu’on est membre de la communauté dans la mesure où l’on en dépend” (Johsua, 1989).
Plus tard, (après le XIème s. –deuxième moment–), les alleutiers, libres mais bien souvent insuffisamment nourris (le lopin qu’ils possédaient était, par surcroît, souvent pillé), étaient destinés à devenir des tenanciers “corvéables”, c’est-à-dire, à dépendre d’un seigneur auquel ils devaient des “corvées”.
Pour les alleutiers, le passage –c’est intéressant à remarquer– ne se fait donc pas de la liberté à la dépendance, mais des liens avec le communal aux liens de vassalité.
Ainsi, les liens de vassalité, surtout à partir du XIème s., donnent clairement à voir que ce n’est pas celui qui est sujet à un potens et en reçoit protection qui est misérable. C’est, en revanche, on l’a vu, celui qui ne relève d’aucun lien, qui est isolé et appartient à la masse des misérables (Duby, 1973).
La dépendance garantissait, au contraire et la propriété et la liberté; on sait que l’on s’attaquait plus difficilement à un potens et à ceux qui en dépendaient, qu’à un homme “sans liens”.
C’est la dépendance sous forme de “casamento”, en France, ou de “colonat”, surtout en Angleterre, qui a permis, à terme, la séparation, je veux dire l’affranchissement de l’esclavage et du servage, cette “prestation gratuite d’un travail indéfini” (Duby, 1973), j’entends sans “délimitation” ou “séparation”, car –pour paradoxal que cela puisse paraître– la dépendance sépare: elle libère du rapport en termes de fusion entretenu par l’esclavage et le servage. Des lors que “les charges seront précisées, donc bornées” (Johsua, ib), l’arbitraire est évincé.
La dissolution de cette fusion, qu’est l’esclavage de même que le servage, concerne aussi le seigneur qui, à partir du VIIIème, IXème s., commence à se défaire des “servi”, –les “mancipia”–, préférant les émanciper, plutôt que les entretenir, non pas spécialement à cause des vieillards que l’âge rendait incapables (car on n’avait pas souvent la possibilité de vieillir d’une part, et que, d’autre part, on pouvait facilement abandonner les vieux sur les routes, au sens propre du terme), mais bien plutôt à cause des enfants (la descendance devait être très nombreuse, et donc chère à entretenir, dès lors que le seigneur voulait se constituer une vassalité importante).
C’est ainsi que le seigneur préfère louer les terres aux serfs, ce qui introduit une séparation dans la fusion du servage. Le “casé”, devenu alleutier libre, cultivait en conséquence avec acharnement ses terres, dont une partie, sous forme de produits et aussi d’argent, constituait la rente foncière due au propriétaire.
Le tenancier possédait sa terre et la liberté consistait, pour lui, dans l’institutionnalisation du lien qui l’unissait au seigneur, de même qu’elle avait signifié, auparavant, inter-dépendance de la communauté paysanne, à travers laquelle, seule, il y avait possibilité de devenir possesseur de bois, de terre en friche, de lots, etc.
Les liens de dépendance et de dette, sous formes différentes, existaient pour tous, seigneurs compris (les quels dépendaient de la royauté). Ce qu’il nous paraît important de remarquer, c’est bien ceci: la mise en forme des liens (et de la société) se fait maintenant sur le plan du symbolique où la liberté naît de l’(inter)-dépendance, par un “moins”, et, donc, par l’absence (d’arbitraire), ainsi que par les obligations (venues de la suppression de cet arbitraire,) et non par un “plus” (l’accroissement des droits), propre à l’imaginaire de l’individu libre et indépendant.
Encore une fois, sur le plan du symbolique, la dépendance, la dette, ainsi que les obligations que cette dépendance implique, ne sont pas en contradiction avec la liberté.
Cela a fait que, jusqu’à peu près l’an 1000, il n’y a pas eu de différence en ce qui concerne le devoir de participation à la chose publique, entre les seigneurs –les nobles– et les paysans –les rustiti–, les deux étant assujettis à des obligations semblables.
Si, à partir du IXème s., s’est progressivement instituée la différenciation, accentuée ensuite, entre les trois ordres constituant la société au Moyen-Age: d’un côté les “oratores” (les prêtres), les “bellatores” (les guerriers), c’est-à-dire, les nobles et, de l’autre, les “laboratores” (les paysans) à savoir les “rustiti”, ce sera seulement à partir du XIème et XIIème s. que les obligations ne seront plus les mêmes: peu à peu, par exemple, les pauvres libres seront exclus de l’obligation du service militaire (Dhondt, 1978).
Ainsi, ce sont les liens de dépendance, de vassalité (protection et fidélité) qui ont servi, d’abord, à évacuer l’esclavage et qui serviront, ensuite, à différencier les corvéables “libérés” (les vassaux “dépendants” du seigneur), de la masse des hommes sans “feu ni lieu”, dont on dira qu’ils sont “sans aveu”…
Pour le moment, en tant que miséreux, faibles “doux et affligés”, en tant qu’“inermes”, les errants ne sont pas (encore) privés de liens, ils ne sont pas encore des “vagabonds” ni des “brigands”, glissement qui ne se fera que par la suite.
Nous avons avancé que les errants sont tels surtout en relation avec leur désir défaillant: ils ne savent pas bien où se tenir, ni où aller, au sens à la fois propre et métaphorique du mot, car ils ne se situent pas, disions-nous, par rapport, tout d’abord, à eux-mêmes: à ce qu’ils désirent, ce qu’ils veulent, ou à ce qu’ils refusent. Ils se différencient en cela des nomades qui, eux, sont dans un désir de déplacement.
Par exemple, certains parmi les hommes qui sont partis pleins d’espoir et de foi aux Croisades, n’arrivent pas, ou n’ont pas envie d’arriver: ils se retrouvent sur la route sans plus savoir où aller et ils y restent, de même que les pèlerins qui deviendront, eux aussi, des vagabonds. Il y a encore ceux que la guerre a mis sur les routes et qui y sont restés, soit à l’aller soit au retour, ainsi que les vieillards sans famille.
A ces hommes, allant ou revenant des guerres et des croisades, il faut ajouter, à partir du XIème et XIIème s., ceux qui avaient été mis sur les routes par la désintégration du “communal”, par l’expansion démographique, par le développement de l’économie monétaire et l’urbanisation.
Déjà, depuis la fin du Xème s., beaucoup de gens sont “condamnés à l’errance. Ils se réfugient dans les forêts ou viennent tenter leur chance en ville. Le développement urbain les attire, pour sécréter, à son tour, la pauvreté”. Les liens se relâchent et les pauvres deviennent des “truands et des misérables” (Geremeck, 1980).
Toutefois, jusqu’au XIIIème s., ils ne font pas encore peur: ils ont des droits, on leur permet toujours le vol –cf. le “droit de l’affamé”– et les œuvres qui s’occupent d’eux sont nombreuses et efficaces, comme les Œuvres de miséricorde, les Ordres franciscains et dominicains, auxquels s’ajouteront les “Mendiants”.
C’est surtout à partir du milieu du XIIIème et pendant le XIVème et XVème s. que le changement s’accentue.
Il est à replacer dans l’histoire de l’époque, dont nous ne ferons que rappeler quelques dates:
-1337: commencement de la Guerre de 100 ans (1337/1453);
-1348: la peste noire (cf. Jean de Vanette) sans compter le mauvais temps et les famines consécutives, par exemple;
-1314-15: mauvais temps, d’où le déficit de la récolte de grains dans l’Europe du Nord-Est;
-1315-18: famine d’où l’augmentation du prix du blé (relevé de 800% en Angleterre, en 1316);
-1360: mauvais temps et encore une fois famine.
Ainsi, en période de calamité, le nombre augmente de ceux qui se trouvent sur les routes, rappelons-le, bien malgré eux.
Mais si “la pauvreté devient matérielle, qualitativement différente de ce qu’elle signifiait pendant les siècles précédents” (Christophe, 1985), ce qui intéresse ici, c’est le changement de la façon de la considérer, c.-à-d., de la performer, l’énoncer. Le changement est à attribuer, avons-nous signalé, à l’évacuation du symbolique et à la disparition du “tiers”, le monastère situé auparavant entre les errants et la société. Maintenant, en dehors d’une médiation devenue impossible, les pauvres se réunissent entre eux.
Cela les constitue en bande, ce qui fait peur. A ce moment, l’errance n’a plus le même statut qu’auparavant. Les errants inquiètent: ils deviennent des “vagabonds”.
L’énonciation des pauvres change, ce que certains textes concernant l’accueil des errants mettent en lumière.
Le premier, le Capitulaire 27 de l’an 802, montre le glissement de la notion de pauvre: Charlemagne proclame “que personne ne doit refuser, dans son royaume, le toit, le feu et l’eau, ni aux riches, ni aux pauvres, ni aux étrangers qui parcourent la terre ou qui voyagent au nom de Dieu” (Christophe, 1985).
Le deuxième, “La paix de Dieu”, est un serment de paix pour la protection des “pauvres” et des désarmés (les “inermes”).
Le troisième, l’ordonnance éditée par Jean Le Bon (1357), roi de France, est déjà bien différent: trois jours après la promulgation de celle-ci, ceux qui sont trouvés “oisifs ou jouant aux dés et mendiants” sont menacés de “prison, au pain et à l’eau”.
Le quatrième, est une ordonnance de Louis XIV, le roi Soleil, qui montre bien le changement de la situation: non seulement les hommes valides qui “vaquent et demandent l’aumône” sont passibles de trois jours de prison, mais ceux qui les hébergent plus d’une seule nuit sont passibles de dix livres d’amende.
Le retournement de la situation est complet.
A partir du XIème siècle, les pauvres errants ont donc cessé d’être appelés “humiles”, fils de Dieu, “doux et affligés” et commencent à constituer un problème qui ne se posait pas auparavant. A ce moment, les “pauvres” sont énoncés au sens moderne du mot et deviennent suspects. Ainsi, Guillaume de Saint-Amour voyait dans la foule de ceux qui s’adonnaient à la mendicité, “un grand fléau” (Recherches, 1980) et Jean-le-Bon dans l’Ordonnance de 1351 englobe dans une même réprobation “mendiants et truands” (Christophe, 1985).
Les travailleurs saisonniers, comme les charbonniers par exemple, qui n’étaient pas spécialement craints tant qu’ils restaient isolés, donc rattachés en quelque sorte à la communauté, font peur dès lors que, s’énonçant détachés de celle-ci comme des corporations professionnelles auxquelles il fallait appartenir, ils se réunissent en bandes entre eux.
De malheureux, ils représentent maintenant le mal: ils ne sont plus à aider, mais sont à combattre (Christophe). Ainsi, ces malheureux, auparavant exemple de vertu, viennent à représenter une tare morale.
A la faveur des moments éprouvants pour la société (par exemple en 1321 et 1348), les “pauvres fils de Dieu” deviennent ceux qu’on appellera des brigands, groupe comprenant non plus forcément des malades, des vieillards, des infirmes, mais des vagabonds et des pillards. Ce sont des gens en bonne santé dont on pense que la mendicité est prétexte au pillage et à la guerre.
A ce moment, la mendicité ne représente plus un “manque”, ouvrant sur un statut venu justement de ce manque, mais devient un terme “marqué”, une forme de ralliement, d’appartenance imaginaire, à des entreprises communes centrées autour des actes de brigandage. Comme telle, la pauvreté est rejetée, les liens des pauvres avec la communauté ne se font plus.
Ainsi, au XIVème s., les errants sont devenus des vagabonds et les “vagabonds des misérables, des criminels” (Christophe): ils ne sont plus acceptés. Des lois sévères les excluent et en font des “exclus”.
A ce moment, les liens se détendent.
Cela se donne à voir, de façon très claire, au XVème et XVIème s., quand l’énonciation des “faibles”, des “inermes” se transforme et devient distinction entre invalides (H, handicapés) et valides (-H, non-handicapés) à mettre au travail. La codification (H) handicapé et (-H) non handicapé, valide, est intéressante parce que c’est le “valide” qui est défini comme un non-handicapé, désigné donc par le signe “-” (-H) alors que l’handicapé (H) est désigné en conséquence positivement.
Si les “H” (les invalides), comme les “faibles” et les “inermes” de jadis, sont à “secourir” –on dira ensuite “enfermer” –dans les asiles, hospices et hôpitaux–, et que les valides (-H) sont à mettre au travail, cela signifie non seulement que les -H ne sont pas redevables de secours, mais qu’ils n’y ont pas droit. Etant valides –c’est-à-dire, “non infirmes”– ils doivent créer eux-mêmes les liens qui les unissent à la société, ce qui se fait en subvenant eux-mêmes à leur existence. Nous trouvons peut-être ici, représentée encore en négatif (non-infirme, -H), la première ébauche de la notion d’individu qui s’énonce indépendant et autonome, “valide” et responsable de lui-même: il doit donc obligatoirement gagner sa vie. Demander l’aumône n’est plus considéré comme un de ces moyens, ainsi que dans les monastères, par ex, où l’errant était invité à participer à sa sussistance en mendiant: l’action avec l’autre, en termes de réciprocité, était dévalorisée par rapport à l’action sur l’autre, l’objet; le droit au vol cesse de faire sens et est éliminé: la catégorie du travail fait son apparition en force.
Des lors, les hommes valides qui ne font pas la preuve d’être indépendants, qui ne sont pas libres, c.-à-d. capables de vendre leur force de travail et ne travaillent donc pas, sont à penser comme des assistés, coupables: à condamner.
En même temps que la suspicion dont les errants deviennent objet, le sentiment de honte apparaît: les hommes valides, sans travail, deviennent des pauvres qui, honnêtes, sont honteux de demander l’aumône et de vivre, donc, sans travailler. Dans le décret édité le 13 Mars 1528 par le Sénat de Venise, ville submergée, comme toute l’Europe du reste, par la multitude des pauvres “honteux” de l’être: les “poveri vergognosi”. Ce sont des “serviteurs d’imprimeurs, tondeurs, fourreurs, cordonniers et d’autres métiers qui ont femmes et enfants et ne trouvent à gagner et meurent de faim et néanmoins ils n’osent aller demander l’aumône”, comme relate dans son exposé, Jean Morin, Prévôt des marchands de Paris (in Geremeck, 1980).
Ainsi, pour les “valides” (-H) le travail joue le même rôle que l’asile pour les infirmes: les uns sont envoyés dans les manufactures et les autres, indigents invalides, sont placés à l’hospice.
Les manufactures deviennent donc, à ce moment, la métaphore de la route: le lieu de travail est maintenant un espace où, à l’instar de la route, on entre et on sort, c’est-à-dire, on est obligé très souvent de sortir, puisqu’on est tout aussi vite “désembauché” qu’embauché.
Comme l’errant, l’ouvrier passe, à ce moment, de lieu en lieu, c’est-à-dire, de manufacture en manufacture: l’un et l’autre, l’errant, surtout à la fin du Moyen-Age, et l’ouvrier du début de l’industrialisme, n’ont pas de lieu et sont sans liens.
Au seuil de la révolution industrielle, les “pauvres”, énoncés selon l’imaginaire de l’individu indépendant (désancré) et de l’autonomie (etym: celui qui se donne les lois tout seul) sont devenus des errants sans attaches, estimés pour cela dangereux.
Certes, au moment de la naissance de l’industrialisation, les œuvres de secours essaient d’ancrer les hommes, de les fixer matériellement, pour que les paroisses les plus riches ne soient pas trop chargées: en Angleterre, la “loi des pauvres” (1601) établit que les pauvres doivent être secourus là où ils résident, ainsi que la “loi de domiciliation” –1667–, comme, plus tard (1795), la loi du “secours à domicile” (Speenamland). Cette dernière, décrétant qu’un salaire minimum doit être donné aux pauvres valides (-H) qui ne travaillent pas, ainsi qu’un complément de salaire à ceux qui travaillent à un tarif inférieur à celui qui à été établi, a pour but de fixer la main d’œuvre. En fait, ces lois freinent le développement de l’industrialisation (Polanyi, 1972): ce dont on a besoin, ce n’est pas que la main d’œuvre soit stable mais, au contraire, qu’elle soit mobile pour être mieux disponible. Les manufactures ont besoin d’“errants”; le travail étant soumis maintenant à la loi du marché, “il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise” (Polanyi, 1972). Le marché, nécessaire à l’avancement de l’industrie naissante, demande la mobilité des hommes, leur interchangeabilité. L’on doit pouvoir les embaucher et les renvoyer à tout moment, selon les besoins de la concurrence (ib.), d’où la précarité de leur état, la seule possibilité d’ancrage venant de ce qu’on a appelé la vente de la propre force de travail des hommes valides, libres –dirions-nous– car “valides”, c.-à-d., disposant d’énergie à vendre.
En fait, au seuil de la révolution industrielle, on a besoin d’“errants” qui cependant sont jugés “dangereux”.
“D’où viennent les pauvres?”, se demande Polanyi. Ils viennent des lois économiques de marché, répond-il, qui cultivent le non-lieu sous forme d’“errance”. A la différence de ce qui arrivait auparavant, les errants sont maintenant des gens qui doivent travailler mais que la situation même de travail amène continuellement à se déplacer: aucune assurance ne les retient.
La présence des pauvres, qui n’est pas “naturelle”, est donc en rapport avec le marché.
Nous la mettrions cependant en relation avec le privilège accordé à ce moment (et contrairement au Moyen-Age), à l’imaginaire de l’individu autonome, indépendant, qui doit être toujours propriétaire de quelque chose: à défaut de biens, de sa propre force de travail. Dès lors qu’il ne l’est pas, il devient suspect et se vit comme honteux.
C’est ainsi que les pauvres, “doux et affligés”, deviendront des hommes sans “lieu”, ni “feu”, ni “aveu”: des brigands; de même que les -H, les hommes valides sans travail, devenus suspects iront constituer les (futures) “classes dangereuses” (Chevalier, 1958).
Il est donc instructif de pointer le glissement d’énonciation: du plan de l’inter-dépendance symbolique, où les catégories à l’œuvre sont créatrices de liens, au plan imaginaire de l’individu autonome, ne dépendant plus que de lui-même et de sa force, son énergie au travail –plan où les liens ne se font plus–. A la place des “faibles” accueillis et des “miséreux” secourus, apparaissent les “vagabonds”: les invalides (H), à mettre à l’hôpital, et les valides (-H), à mettre au travail, “suspectés” ou “honteux” dès lors qu’ils n’en ont pas.
Ainsi, les lieux de travail prennent la place, mais bien en pire, des lieux de l’errance. Dans ces lieux cependant, par les limitations apportées à l’errance, –on le verra– les liens vont se renouer.
Pour un temps.
Si c’est par rapport à soi-même et à son propre désir que l’on se retrouve sans lieu et en conséquence sans liens, ce n’est pas le cas des errants au Moyen-Age. La référence à la question du désir permet en effet de saisir que le lien continue de se faire, et justement sur les routes, pour des gens qui, étant sans toit, ne sont cependant pas pour autant sans loi et sans liens.
Ils ne se trouvent donc pas en marge de la société, bien au contraire.
Ensuite, sur un autre plan, la référence au langage comme acte explique qu’au Moyen-Age la mise en forme ou mise en scène de la société, sa catégorisation, se fait bien différemment.
En effet, si le monde, la société, les choses existent, certes, indépendamment de nous, elles ne font sens –c.-à-d. ne deviennent réalité pour nous, notre réalité–, qu’en relation à la langue qui les énonce ou les met en forme. C’est ainsi, par exemple, que les gens qui avaient faim (voir le très grand nombre de “famines” au Moyen-Age), n’étaient pas définis pauvres, cette forme récurrente de marginalité de nos sociétés.
Les conséquences sont évidemment notables: en effet, lorsque ces gens sont définis comme des “faibles”, “doux et affligés”, chacun se doit de les “accueillir”, se doit de leur ouvrir la maison ou la cuisine alors que, devenus des “pauvres”, ils seront “secourus”, ce qui est bien différent. “Accueillir” signifie offrir à des “errants”, et partager avec eux, le gîte et le pain, le lieu pour dormir, se laver ou se soigner, alors que “secourir” signifie les considérer comme des gens qui, étant sans toit, sont, par exemple, sales, malades.
Donc, les errants ne sont pas définis pauvres (malades, sales). Cela, non pas parce que tout le monde se lavait peu (explication stupide) ou parce que les maladies n’étant pas identifiées, c’est-à-dire énoncées, répertoriées comme maintenant, elles ne pouvaient pas être attribuées à ceux qui deviendront ensuite, et de plus en plus, des “malades” (explication inexacte mais déjà plus intéressante), mais parce que la pensée se déployait sur le plan symbolique où “manquer” (de lieu d’habitation, de propreté, de santé) n’était pas marqué négativement et ne donnait donc pas motif à des connotations déplaisantes et dévalorisantes: “manquer” n’était pas déshonorant.
A tort ou à raison, le sens ne se faisait pas à travers l’imaginaire de la santé et de la propreté, ou du fait d’avoir un domicile fixe (ce qui n’empêchait évidemment pas d’avoir de la santé ou un domicile): le privilège accordé au registre du symbolique empêchait tout jugement négatif concernant les “faibles”. Les “faibles” qui avaient faim, dont le lopin de terre était saccagé, étaient certes malheureux mais, –et la différence est très grande–, ils n’étaient pas malheureux parce qu’ils étaient faibles. Ce n’est pas un hasard si l’on a dit que “le royaume des cieux” leur appartient et que “les derniers sont censés être les premiers”, ce n’est pas seulement une affaire de croyance religieuse.
Si, à un certain moment, l’errance vient à signifier manque de lieu et de liens, nous ne pouvons pas attribuer cette caractéristique à l’errant du haut Moyen-Age, l’errance signifiant à la fois un lieu (ou des lieux) et des liens. Ceux-ci ont continué à subsister avec la communauté jusqu’aux XIème et XIIème siècles: c’est seulement plus tard que l’errance désignera l’état de quelqu’un qui est sans lieu et qui se retrouve, de ce fait, sans liens.
L’énonciation des “faibles”
Au Xème s. les “faibles”, toutes catégories confondues: “infirmes, aveugles, boiteux, débiles, fous, pèlerins, veuves, orphelins, captifs, vaincus” (comme les nomme Rathies, évêque de Vérone au Xème s. – Cahiers de la pauvreté, 1967-68), ceux qui partaient aux croisades et qui, n’ayant pas où aller par la suite, traînaient sur les routes, toute cette population n’est pas isolée. Elle est à considérer en relation avec les potentes, les armati, les cives, avec qui elle entretenait des rapports d’inter-dépendance. La société n’étant pas énoncée à travers le classement pauvreté/richesse, “pauvre” ne pouvait pas avoir la même signification que pour nous.
Conséquence intéressante: les “miséreux”, donc, les “faibles” ne sont pas ceux qui dépendent d’un seigneur –d’un potens–, (Johsua, 1989, Dufourcq, 1977) mais, au contraire, ceux qui ne dépendent de personne.
L’énonciation des “inermes”
De même, l’inerme (sans armes), autre figure du faible au Moyen-Age, est tel par rapport aux milites et aux armati –les chevaliers en armes–, ceux qui, au Xème et XIème s., après le Concile de Charon (Poitiers, 989), portent les armes. Or, s’ils sont autorisés à être armés, c’est pour la défense de ceux qui n’en ont pas le droit (cf. “La paix de Dieu”, Christophe, 1985).
En conséquence, si les inermes, c’est-à-dire ceux qui ne portent pas les armes, dont les prêtres par exemple, (qui appartiennent donc, eux aussi, au groupe d’“inermes”) étaient défendus par les armati, le lien (d’inter-dépendance) se fait entre “armati” et “inermes”, les “faibles”.
Sur le plan du symbolique, même lorsque les liens sont lâches, ils existent donc: pour les gens qui avaient élu la route pour domicile, ils sont maintenus, sinon par la famille et le groupe d’origine, du moins par le corps social, notamment à travers les monastères qui ont pour tâche de subvenir aux besoins des “faibles”. Mais personne ne refuse le gîte et la nourriture à un “errant” dans la détresse. A la limite, l’errant aveugle avait un avantage sur le voyant: son infirmité, son “manque” étant manifeste, on allait plus facilement à sa rencontre (Riche, 1973).
Les “faibles” font nécessairement partie de la communauté et ont des droits –non seulement de mendier, mais aussi de voler (du pain, par ex.)–.
Il semble, en conséquence, très intéressant de mettre en évidence que si le Moyen-Age est une époque où la force règne, où la raison est celle du plus fort, s’il est vrai que seuls les plus résistants pouvaient vivre et que les plus faibles n’avaient pas la vie facile, toutefois la faiblesse n’était pas affectée par un signe négatif: les catégories à l’œuvre ne relevant pas du registre imaginaire, l’énonciation des “faibles” ne pouvait donc avoir le sens actuel.
Si l’on pense aujourd’hui que les pauvres sont ceux qui, n’ayant pas de ressources, ne sont pas autonomes et “dépendent” de l’aide des autres (du système social) pour vivre, la question ne se posait donc pas en ces termes au Moyen-Age, selon un imaginaire de la toute-puissance où seules autonomie et indépendance sont prisées: les liens de dépendance n’étaient pas considérés comme “aliénants” (Duby, 1973). Sur le plan du symbolique, la dépendance ne s’oppose pas spécialement à la liberté.
Liens d’appartenance, liens de dépendance: le “communal”
En effet, la liberté qui signifie pour nous affranchissement –imaginaire– de toute attache, mettait au contraire en valeur l’appartenance et l’inter-dépendance, sans que cela soit une contradiction dans les termes (en extrapolant, on pourrait appliquer, à ce propos, la notion d’“embeddedness”).
Franc et libre (Bloch, 1978) signifiait qu’on était libre, car appartenant au peuple des Francs, de même qu’un citoyen grec était libre, à la différence d’un étranger qui était esclave, parce qu’il “dépendait” de la terre grecque où il était né et où il avait avant tout des obligations.
Appartenance signifiait devoir de participation à la chose publique. Ainsi , en Grèce, on l’a observé, s’occuper de politique, des affaires de la polis, c’est-à-dire de l’administration du culte et de la justice de la ville, était ce qui différenciait l’homme libre de l’esclave qui en était “privé”, à savoir, exclu de ces obligations, préposé comme il était, on le sait, à la gestion “privée”, de l’oikos, l’unité domestique, “libre” (privé) donc de toutes les autres obligations: la relation d’appartenance ne peut pas se faire selon le registre imaginaire du “plus”, par les catégories de la complétude en termes de “droits”, mais sur le plan symbolique de l’inter-dépendance et de la dette (les “obligations”) envers sa communauté.
En conséquence, participation et appartenance étaient justement les caractéristiques de l’homme libre, que ce soit sous forme de dépendance envers le groupe, le réseau (famille, parentèle) dont l’insertion permettait de créer des liens, et de faire partie du “communal”, ou que ce soit –on le verra– sous forme de rapport de “vassalité” envers un seigneur (un potens).
Ainsi, les alleutiers, libres de la dépendance à un seigneur (l’alleu était une terre libre de toute redevance) étaient dépendants d’une communauté rurale paysanne (VIIIème s. jusque vers le XIème s. –premier moment–). Cependant la communauté n’est pas “celle des propriétaires, des gens ayant des alleux dans un certain terroir, (elle) est, d’abord, celle des familles: c’est parce qu’on faisait partie d’une famille et de la parentèle (constituées ainsi en tiers entre l’individu et le sol) qu’on a accès aux terres... On n’est pas membre d’une communauté parce que possesseur de moyens de production, mais au contraire, on est possesseur de moyens de production parce qu’on est membre de la communauté dans la mesure où l’on en dépend” (Johsua, 1989).
Plus tard, (après le XIème s. –deuxième moment–), les alleutiers, libres mais bien souvent insuffisamment nourris (le lopin qu’ils possédaient était, par surcroît, souvent pillé), étaient destinés à devenir des tenanciers “corvéables”, c’est-à-dire, à dépendre d’un seigneur auquel ils devaient des “corvées”.
Pour les alleutiers, le passage –c’est intéressant à remarquer– ne se fait donc pas de la liberté à la dépendance, mais des liens avec le communal aux liens de vassalité.
Liens de sujétion, liens de protection: sortie du “servage” et “vassalité”
Ainsi, les liens de vassalité, surtout à partir du XIème s., donnent clairement à voir que ce n’est pas celui qui est sujet à un potens et en reçoit protection qui est misérable. C’est, en revanche, on l’a vu, celui qui ne relève d’aucun lien, qui est isolé et appartient à la masse des misérables (Duby, 1973).
La dépendance garantissait, au contraire et la propriété et la liberté; on sait que l’on s’attaquait plus difficilement à un potens et à ceux qui en dépendaient, qu’à un homme “sans liens”.
C’est la dépendance sous forme de “casamento”, en France, ou de “colonat”, surtout en Angleterre, qui a permis, à terme, la séparation, je veux dire l’affranchissement de l’esclavage et du servage, cette “prestation gratuite d’un travail indéfini” (Duby, 1973), j’entends sans “délimitation” ou “séparation”, car –pour paradoxal que cela puisse paraître– la dépendance sépare: elle libère du rapport en termes de fusion entretenu par l’esclavage et le servage. Des lors que “les charges seront précisées, donc bornées” (Johsua, ib), l’arbitraire est évincé.
La dissolution de cette fusion, qu’est l’esclavage de même que le servage, concerne aussi le seigneur qui, à partir du VIIIème, IXème s., commence à se défaire des “servi”, –les “mancipia”–, préférant les émanciper, plutôt que les entretenir, non pas spécialement à cause des vieillards que l’âge rendait incapables (car on n’avait pas souvent la possibilité de vieillir d’une part, et que, d’autre part, on pouvait facilement abandonner les vieux sur les routes, au sens propre du terme), mais bien plutôt à cause des enfants (la descendance devait être très nombreuse, et donc chère à entretenir, dès lors que le seigneur voulait se constituer une vassalité importante).
C’est ainsi que le seigneur préfère louer les terres aux serfs, ce qui introduit une séparation dans la fusion du servage. Le “casé”, devenu alleutier libre, cultivait en conséquence avec acharnement ses terres, dont une partie, sous forme de produits et aussi d’argent, constituait la rente foncière due au propriétaire.
Le tenancier possédait sa terre et la liberté consistait, pour lui, dans l’institutionnalisation du lien qui l’unissait au seigneur, de même qu’elle avait signifié, auparavant, inter-dépendance de la communauté paysanne, à travers laquelle, seule, il y avait possibilité de devenir possesseur de bois, de terre en friche, de lots, etc.
Les liens de dépendance et de dette, sous formes différentes, existaient pour tous, seigneurs compris (les quels dépendaient de la royauté). Ce qu’il nous paraît important de remarquer, c’est bien ceci: la mise en forme des liens (et de la société) se fait maintenant sur le plan du symbolique où la liberté naît de l’(inter)-dépendance, par un “moins”, et, donc, par l’absence (d’arbitraire), ainsi que par les obligations (venues de la suppression de cet arbitraire,) et non par un “plus” (l’accroissement des droits), propre à l’imaginaire de l’individu libre et indépendant.
Encore une fois, sur le plan du symbolique, la dépendance, la dette, ainsi que les obligations que cette dépendance implique, ne sont pas en contradiction avec la liberté.
“Appartenance”, “dépendance”: participation et obligations
Cela a fait que, jusqu’à peu près l’an 1000, il n’y a pas eu de différence en ce qui concerne le devoir de participation à la chose publique, entre les seigneurs –les nobles– et les paysans –les rustiti–, les deux étant assujettis à des obligations semblables.
Si, à partir du IXème s., s’est progressivement instituée la différenciation, accentuée ensuite, entre les trois ordres constituant la société au Moyen-Age: d’un côté les “oratores” (les prêtres), les “bellatores” (les guerriers), c’est-à-dire, les nobles et, de l’autre, les “laboratores” (les paysans) à savoir les “rustiti”, ce sera seulement à partir du XIème et XIIème s. que les obligations ne seront plus les mêmes: peu à peu, par exemple, les pauvres libres seront exclus de l’obligation du service militaire (Dhondt, 1978).
Ainsi, ce sont les liens de dépendance, de vassalité (protection et fidélité) qui ont servi, d’abord, à évacuer l’esclavage et qui serviront, ensuite, à différencier les corvéables “libérés” (les vassaux “dépendants” du seigneur), de la masse des hommes sans “feu ni lieu”, dont on dira qu’ils sont “sans aveu”…
Des errants aux vagabonds
Pour le moment, en tant que miséreux, faibles “doux et affligés”, en tant qu’“inermes”, les errants ne sont pas (encore) privés de liens, ils ne sont pas encore des “vagabonds” ni des “brigands”, glissement qui ne se fera que par la suite.
Nous avons avancé que les errants sont tels surtout en relation avec leur désir défaillant: ils ne savent pas bien où se tenir, ni où aller, au sens à la fois propre et métaphorique du mot, car ils ne se situent pas, disions-nous, par rapport, tout d’abord, à eux-mêmes: à ce qu’ils désirent, ce qu’ils veulent, ou à ce qu’ils refusent. Ils se différencient en cela des nomades qui, eux, sont dans un désir de déplacement.
Par exemple, certains parmi les hommes qui sont partis pleins d’espoir et de foi aux Croisades, n’arrivent pas, ou n’ont pas envie d’arriver: ils se retrouvent sur la route sans plus savoir où aller et ils y restent, de même que les pèlerins qui deviendront, eux aussi, des vagabonds. Il y a encore ceux que la guerre a mis sur les routes et qui y sont restés, soit à l’aller soit au retour, ainsi que les vieillards sans famille.
A ces hommes, allant ou revenant des guerres et des croisades, il faut ajouter, à partir du XIème et XIIème s., ceux qui avaient été mis sur les routes par la désintégration du “communal”, par l’expansion démographique, par le développement de l’économie monétaire et l’urbanisation.
Déjà, depuis la fin du Xème s., beaucoup de gens sont “condamnés à l’errance. Ils se réfugient dans les forêts ou viennent tenter leur chance en ville. Le développement urbain les attire, pour sécréter, à son tour, la pauvreté”. Les liens se relâchent et les pauvres deviennent des “truands et des misérables” (Geremeck, 1980).
Toutefois, jusqu’au XIIIème s., ils ne font pas encore peur: ils ont des droits, on leur permet toujours le vol –cf. le “droit de l’affamé”– et les œuvres qui s’occupent d’eux sont nombreuses et efficaces, comme les Œuvres de miséricorde, les Ordres franciscains et dominicains, auxquels s’ajouteront les “Mendiants”.
C’est surtout à partir du milieu du XIIIème et pendant le XIVème et XVème s. que le changement s’accentue.
Il est à replacer dans l’histoire de l’époque, dont nous ne ferons que rappeler quelques dates:
-1337: commencement de la Guerre de 100 ans (1337/1453);
-1348: la peste noire (cf. Jean de Vanette) sans compter le mauvais temps et les famines consécutives, par exemple;
-1314-15: mauvais temps, d’où le déficit de la récolte de grains dans l’Europe du Nord-Est;
-1315-18: famine d’où l’augmentation du prix du blé (relevé de 800% en Angleterre, en 1316);
-1360: mauvais temps et encore une fois famine.
Ainsi, en période de calamité, le nombre augmente de ceux qui se trouvent sur les routes, rappelons-le, bien malgré eux.
Mais si “la pauvreté devient matérielle, qualitativement différente de ce qu’elle signifiait pendant les siècles précédents” (Christophe, 1985), ce qui intéresse ici, c’est le changement de la façon de la considérer, c.-à-d., de la performer, l’énoncer. Le changement est à attribuer, avons-nous signalé, à l’évacuation du symbolique et à la disparition du “tiers”, le monastère situé auparavant entre les errants et la société. Maintenant, en dehors d’une médiation devenue impossible, les pauvres se réunissent entre eux.
Cela les constitue en bande, ce qui fait peur. A ce moment, l’errance n’a plus le même statut qu’auparavant. Les errants inquiètent: ils deviennent des “vagabonds”.
Quelques édits
L’énonciation des pauvres change, ce que certains textes concernant l’accueil des errants mettent en lumière.
Le premier, le Capitulaire 27 de l’an 802, montre le glissement de la notion de pauvre: Charlemagne proclame “que personne ne doit refuser, dans son royaume, le toit, le feu et l’eau, ni aux riches, ni aux pauvres, ni aux étrangers qui parcourent la terre ou qui voyagent au nom de Dieu” (Christophe, 1985).
Le deuxième, “La paix de Dieu”, est un serment de paix pour la protection des “pauvres” et des désarmés (les “inermes”).
Le troisième, l’ordonnance éditée par Jean Le Bon (1357), roi de France, est déjà bien différent: trois jours après la promulgation de celle-ci, ceux qui sont trouvés “oisifs ou jouant aux dés et mendiants” sont menacés de “prison, au pain et à l’eau”.
Le quatrième, est une ordonnance de Louis XIV, le roi Soleil, qui montre bien le changement de la situation: non seulement les hommes valides qui “vaquent et demandent l’aumône” sont passibles de trois jours de prison, mais ceux qui les hébergent plus d’une seule nuit sont passibles de dix livres d’amende.
Le retournement de la situation est complet.
L’énonciation des brigands
A partir du XIème siècle, les pauvres errants ont donc cessé d’être appelés “humiles”, fils de Dieu, “doux et affligés” et commencent à constituer un problème qui ne se posait pas auparavant. A ce moment, les “pauvres” sont énoncés au sens moderne du mot et deviennent suspects. Ainsi, Guillaume de Saint-Amour voyait dans la foule de ceux qui s’adonnaient à la mendicité, “un grand fléau” (Recherches, 1980) et Jean-le-Bon dans l’Ordonnance de 1351 englobe dans une même réprobation “mendiants et truands” (Christophe, 1985).
Les travailleurs saisonniers, comme les charbonniers par exemple, qui n’étaient pas spécialement craints tant qu’ils restaient isolés, donc rattachés en quelque sorte à la communauté, font peur dès lors que, s’énonçant détachés de celle-ci comme des corporations professionnelles auxquelles il fallait appartenir, ils se réunissent en bandes entre eux.
De malheureux, ils représentent maintenant le mal: ils ne sont plus à aider, mais sont à combattre (Christophe). Ainsi, ces malheureux, auparavant exemple de vertu, viennent à représenter une tare morale.
A la faveur des moments éprouvants pour la société (par exemple en 1321 et 1348), les “pauvres fils de Dieu” deviennent ceux qu’on appellera des brigands, groupe comprenant non plus forcément des malades, des vieillards, des infirmes, mais des vagabonds et des pillards. Ce sont des gens en bonne santé dont on pense que la mendicité est prétexte au pillage et à la guerre.
A ce moment, la mendicité ne représente plus un “manque”, ouvrant sur un statut venu justement de ce manque, mais devient un terme “marqué”, une forme de ralliement, d’appartenance imaginaire, à des entreprises communes centrées autour des actes de brigandage. Comme telle, la pauvreté est rejetée, les liens des pauvres avec la communauté ne se font plus.
Ainsi, au XIVème s., les errants sont devenus des vagabonds et les “vagabonds des misérables, des criminels” (Christophe): ils ne sont plus acceptés. Des lois sévères les excluent et en font des “exclus”.
A ce moment, les liens se détendent.
L’énonciation des valides/invalides (-H, H)
Cela se donne à voir, de façon très claire, au XVème et XVIème s., quand l’énonciation des “faibles”, des “inermes” se transforme et devient distinction entre invalides (H, handicapés) et valides (-H, non-handicapés) à mettre au travail. La codification (H) handicapé et (-H) non handicapé, valide, est intéressante parce que c’est le “valide” qui est défini comme un non-handicapé, désigné donc par le signe “-” (-H) alors que l’handicapé (H) est désigné en conséquence positivement.
Si les “H” (les invalides), comme les “faibles” et les “inermes” de jadis, sont à “secourir” –on dira ensuite “enfermer” –dans les asiles, hospices et hôpitaux–, et que les valides (-H) sont à mettre au travail, cela signifie non seulement que les -H ne sont pas redevables de secours, mais qu’ils n’y ont pas droit. Etant valides –c’est-à-dire, “non infirmes”– ils doivent créer eux-mêmes les liens qui les unissent à la société, ce qui se fait en subvenant eux-mêmes à leur existence. Nous trouvons peut-être ici, représentée encore en négatif (non-infirme, -H), la première ébauche de la notion d’individu qui s’énonce indépendant et autonome, “valide” et responsable de lui-même: il doit donc obligatoirement gagner sa vie. Demander l’aumône n’est plus considéré comme un de ces moyens, ainsi que dans les monastères, par ex, où l’errant était invité à participer à sa sussistance en mendiant: l’action avec l’autre, en termes de réciprocité, était dévalorisée par rapport à l’action sur l’autre, l’objet; le droit au vol cesse de faire sens et est éliminé: la catégorie du travail fait son apparition en force.
Des lors, les hommes valides qui ne font pas la preuve d’être indépendants, qui ne sont pas libres, c.-à-d. capables de vendre leur force de travail et ne travaillent donc pas, sont à penser comme des assistés, coupables: à condamner.
Les poveri vergognosi – pauvres honteux–
En même temps que la suspicion dont les errants deviennent objet, le sentiment de honte apparaît: les hommes valides, sans travail, deviennent des pauvres qui, honnêtes, sont honteux de demander l’aumône et de vivre, donc, sans travailler. Dans le décret édité le 13 Mars 1528 par le Sénat de Venise, ville submergée, comme toute l’Europe du reste, par la multitude des pauvres “honteux” de l’être: les “poveri vergognosi”. Ce sont des “serviteurs d’imprimeurs, tondeurs, fourreurs, cordonniers et d’autres métiers qui ont femmes et enfants et ne trouvent à gagner et meurent de faim et néanmoins ils n’osent aller demander l’aumône”, comme relate dans son exposé, Jean Morin, Prévôt des marchands de Paris (in Geremeck, 1980).
Les nouveaux errants
Ainsi, pour les “valides” (-H) le travail joue le même rôle que l’asile pour les infirmes: les uns sont envoyés dans les manufactures et les autres, indigents invalides, sont placés à l’hospice.
Les manufactures deviennent donc, à ce moment, la métaphore de la route: le lieu de travail est maintenant un espace où, à l’instar de la route, on entre et on sort, c’est-à-dire, on est obligé très souvent de sortir, puisqu’on est tout aussi vite “désembauché” qu’embauché.
Comme l’errant, l’ouvrier passe, à ce moment, de lieu en lieu, c’est-à-dire, de manufacture en manufacture: l’un et l’autre, l’errant, surtout à la fin du Moyen-Age, et l’ouvrier du début de l’industrialisme, n’ont pas de lieu et sont sans liens.
Au seuil de la révolution industrielle, les “pauvres”, énoncés selon l’imaginaire de l’individu indépendant (désancré) et de l’autonomie (etym: celui qui se donne les lois tout seul) sont devenus des errants sans attaches, estimés pour cela dangereux.
Certes, au moment de la naissance de l’industrialisation, les œuvres de secours essaient d’ancrer les hommes, de les fixer matériellement, pour que les paroisses les plus riches ne soient pas trop chargées: en Angleterre, la “loi des pauvres” (1601) établit que les pauvres doivent être secourus là où ils résident, ainsi que la “loi de domiciliation” –1667–, comme, plus tard (1795), la loi du “secours à domicile” (Speenamland). Cette dernière, décrétant qu’un salaire minimum doit être donné aux pauvres valides (-H) qui ne travaillent pas, ainsi qu’un complément de salaire à ceux qui travaillent à un tarif inférieur à celui qui à été établi, a pour but de fixer la main d’œuvre. En fait, ces lois freinent le développement de l’industrialisation (Polanyi, 1972): ce dont on a besoin, ce n’est pas que la main d’œuvre soit stable mais, au contraire, qu’elle soit mobile pour être mieux disponible. Les manufactures ont besoin d’“errants”; le travail étant soumis maintenant à la loi du marché, “il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise” (Polanyi, 1972). Le marché, nécessaire à l’avancement de l’industrie naissante, demande la mobilité des hommes, leur interchangeabilité. L’on doit pouvoir les embaucher et les renvoyer à tout moment, selon les besoins de la concurrence (ib.), d’où la précarité de leur état, la seule possibilité d’ancrage venant de ce qu’on a appelé la vente de la propre force de travail des hommes valides, libres –dirions-nous– car “valides”, c.-à-d., disposant d’énergie à vendre.
En fait, au seuil de la révolution industrielle, on a besoin d’“errants” qui cependant sont jugés “dangereux”.
En guise de conclusion
“D’où viennent les pauvres?”, se demande Polanyi. Ils viennent des lois économiques de marché, répond-il, qui cultivent le non-lieu sous forme d’“errance”. A la différence de ce qui arrivait auparavant, les errants sont maintenant des gens qui doivent travailler mais que la situation même de travail amène continuellement à se déplacer: aucune assurance ne les retient.
La présence des pauvres, qui n’est pas “naturelle”, est donc en rapport avec le marché.
Nous la mettrions cependant en relation avec le privilège accordé à ce moment (et contrairement au Moyen-Age), à l’imaginaire de l’individu autonome, indépendant, qui doit être toujours propriétaire de quelque chose: à défaut de biens, de sa propre force de travail. Dès lors qu’il ne l’est pas, il devient suspect et se vit comme honteux.
C’est ainsi que les pauvres, “doux et affligés”, deviendront des hommes sans “lieu”, ni “feu”, ni “aveu”: des brigands; de même que les -H, les hommes valides sans travail, devenus suspects iront constituer les (futures) “classes dangereuses” (Chevalier, 1958).
Il est donc instructif de pointer le glissement d’énonciation: du plan de l’inter-dépendance symbolique, où les catégories à l’œuvre sont créatrices de liens, au plan imaginaire de l’individu autonome, ne dépendant plus que de lui-même et de sa force, son énergie au travail –plan où les liens ne se font plus–. A la place des “faibles” accueillis et des “miséreux” secourus, apparaissent les “vagabonds”: les invalides (H), à mettre à l’hôpital, et les valides (-H), à mettre au travail, “suspectés” ou “honteux” dès lors qu’ils n’en ont pas.
Ainsi, les lieux de travail prennent la place, mais bien en pire, des lieux de l’errance. Dans ces lieux cependant, par les limitations apportées à l’errance, –on le verra– les liens vont se renouer.
Pour un temps.
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