Chapitre 7

L’échange de réciprocité (Maori)
Catégories du Symbolique et de l’Imaginaire


Ces pages empruntées à l’anthropologue français M. Mauss me permettront de dégager une mise en scène du monde régie par des catégories propres au registre de l’incomplétude, telles que la séparation et la perte. Cette lecture est nouvelle car ce n’est pas sous cet angle qu’on lit d’habitude le mythe célèbre du Hau: je désire mettre en évidence des catégories énonciatives estimées habituellement négatives, alors qu’elles sont, au contraire, constitutives, comme ce texte va nous le montrer.
En outre, les explications du texte par quelques auteurs nous montreront le fonctionnement de notre pensée qui privilège les catégories de l’unité, du plus et du plein.

Dans l’Essai sur le don, (1923) Mauss retranscrit le texte du Sage Rainipiri, informateur de l’anthropologue Best qui, au début du siècle, avait étudié les Maori, tribu nomade de la Nouvelle-Zélande. Dans ce texte, le Sage Maori explique le mot “hau”, dans le cadre de l’échange de réciprocité:
«Tu me donnes en cadeau un objet précieux -taonga- et moi je le donne à mon tour à une tierce personne”... “Et le temps passe et passe, et cette troisième personne décide de me donner quelque chose en retour. Or, ce taonga qu’elle me donne est le hau du taonga que j’ai reçu de toi. Il faut donc que je te le restitue, sous peine de mort».
Et Mauss de commenter:
«Ce texte, étonnamment clair, n’offre qu’une obscurité, l’intervention d’une tierce personne. Mais pour bien comprendre, il suffit de dire: les “taonga” –les biens– ont un “hau”, un pouvoir spirituel, qui les pousse à revenir au foyer d’origine».
Pour Mauss, le hau représente l’“Esprit” du donateur, resté dans la chose donnée qui, selon lui, en impose le “retour”.

Depuis Best en 1901 et Mauss en 1923, différents anthropologues se sont demandé ce que le “hau” pouvait bien signifier, manquant cependant l’essentiel: ils ont donné des réponses qui, tout en étant parfois très différentes, ont un dénominateur commun, la notion d’unité. Ainsi la coupure introduite entre A et B par C, la tierce personne, les dérange. Si A donne un objet (taonga) à B, pourquoi B ne le rend-il pas directement à A mais à C, qui pointe la séparation entre A et B?

Pour le danois Joansen (1954), le hau vient à signifier le “paiement” lui-même, offert en dédommagement (à la forêt).
Pour le néo-zélandais Firth (1959), c’est la “contrainte”, la sanction efficace d’ordre surnaturel en cas de non-restitution (non-paiement).
Pour Sahlins (1976) le hau est le “bénéfice”, l’intérêt produit par le don, il signifie “accroissement” ou, comme il dit, la “crue” du don, obtenue à travers la circulation de l’objet précieux entre A et B en passant par C (la “tierce personne”).
Pour Lévi-Strauss (1966), le “hau” signifie la “relation” elle-même; ainsi, dans la préface à l’Essai de Mauss, il critique celui-ci car, si Mauss a justement posé le “don” comme relation entre les trois obligations, donner-recevoir-rendre, il n’a pas su éviter l’écueil de la personnification. Le “hau” devient “Esprit”, source d’énergie qui force les biens –taonga– à circuler. Alors qu’il s’agit plutôt de “structure”: la structure étant donc décrite comme une synthèse qui “surmonte”, “restauration d’une unité, non pas perdue –rien n’est jamais perdu– mais inconsciente”.
Si Lévi-Strauss, qui en désigne le caractère symbolique, pointe la “substitution”, il évacue toutefois la “séparation” et le “manque”: le “hau” est pour lui une structure qui “surmonte” les trois termes en présence: prenant la place de chacun d’eux, il s’y substitue.

1) Le “plus” de l’“unité” retrouvée est ainsi le dénominateur commun de toutes les interprétations citées, aucune ne pointant la séparation (le “moins”). Dans ce contexte, le “tiers”, plutôt qu’une notion obscure (Mauss emploie le terme “obscurité”), devient une notion “gênante”. On ne parle pas du passage de B à C et on est soulagé par le retour du hau ( du premier objet, ce qui a été de A et donné à B!).
2) On pense toujours le “hau” comme un “plus” en “crue”, jamais en “creux”.
3) Le retour est vu de la part de A, parce que c’est normal pour nous de “rentrer en possession”.

Rentrer en possession: nous trouvons la même démarche chez Marx et Feuerbach.

Plan imaginaire de la “réappropriation” imaginaire

Pour Feuerbach l’homme est séparé de lui-même, clivé: il projette son essence hors de lui et en fait un objet extérieur, un autre que lui: c’est Dieu. En obéissant à la loi divine, l’homme ne ferait qu’obéir à une loi qui viendrait de lui mais qu’il ne pourrait plus, toutefois, reconnaître comme propre. Cet “autre de l’homme”, ce “tiers” entre l’homme et lui-même, cette essence fétichisée, l’homme doit se la réapproprier dans le but de la supprimer.
Marx s’oppose à Feuerbach, tout en étant parfaitement d’accord avec lui sur le fait que l’homme (se) projette hors de lui et fétichise cet “autre de lui”. Toutefois, si pour Feuerbach il s’agit de la propre essence de l’homme, pour Marx, il s’agit, non plus d’essence, mais de relation: c’est le rapport que l’homme entretient avec les autres hommes et avec lui-même qu’il projette hors de lui et qui se présente en retour à lui comme extérieur et indépendant: c’est sa propre force projetée à l’extérieur, qui lui est achetée et volée: d’où son “aliénation”.
Ainsi, pour Marx comme pour Feuerbach, les problèmes surgissent quand l’homme, les ayant réifiées, ne reconnaît plus ses projections. Celles-ci lui échappent sous forme d’“essence” (Feuerbach) ou de relation “réifiée” de l’homme à lui-même, aux choses et aux autres (Marx): elles se posent ainsi en tiers entre lui et lui-même.
Dès lors, le remède est évident: il consiste dans la reprise en main (selon Feuerbach et Marx) ou dans le retour (selon la lecture que l’on fait habituellement du texte Maori), de cet autre, ¬¬–essence, énergie, ou tierce personne– gênant et même, ajoute Marx, aliénant.
Voilà pourquoi, (pour Feuerbach comme pour Marx et même pour les Maori, selon l’interprétation des ethnologues cités ci-dessus), le but de l’homme doit être d’œuvrer à la réappropriation de cet “autre” qui désigne la “séparation”, appelée aliénation par Marx, ou “punition”, dans le cas du retour non advenu du cadeau.

Tout cela montre que notre fonctionnement mental est quelque peu surprenant.
En effet, ou nous pensons toute relation comme duelle, selon le registre de la fusion imaginaire des termes en rapport, (et nous évacuons alors le registre symbolique de la séparation, du manque et de la perte qui en découlent), ou nous prenons en compte la “séparation” (et nous nous situons sur le plan symbolique du manque): mais dans ce cas, cependant, nous éprouvons aussitôt le besoin de colmater le trou, la “béance” créée par cette séparation symbolique. Nous ne trouvons alors rien de mieux que, –voir Feuerbach et Marx–, réifier, “solidifier” d’abord la relation, pour en signaler, ensuite, le caractère “aliénant” et essayer de la reprendre; le “hau” est alors le produit solidifié de la relation, créée par le don, sa “crue” (Sahlins).

Les Maori : “C”, le “tiers” ou le symbolique à l’œuvre

En revanche, coupure et séparation sont prises en compte par le texte Maori qui pointe la figure de “C”, la tierce personne. Elle coupe l’union fusionnelle entre A et B. Mais, pour le comprendre, il est essentiel de se défaire des catégories employées habituellement: celles-ci, on l’a dit, appartiennent au registre imaginaire de la fusion et du colmatage, où il n’y a pas de place pour C. En effet, si A, le donateur, fait un cadeau à B, le donataire, celui-ci n’est pas forcé, sur le plan imaginaire de la complétude, de le passer à C. A et B restent ainsi dans la fusion.
Cependant quand, l’ayant reçu de A, B passe ensuite le cadeau à C, il coupe le rapport fusionnel, indiquant par là qu’il est redevable à A de ce qu’il a, à son tour, reçu de C. D’où l’obligation pour B de rendre à A ce que, du “hau”, il a reçu de C. On est, ici, sur le plan symbolique de la séparation entre A et B.
Sur ce plan, A ne reprend pas le “hau”: alors que nous pensons qu’il est normal de “rentrer en possession” de ce dont nous nous sommes séparés, il n’est pas question pour A de réclamer un quelconque droit: c’est B qui “rend” (ce n’est pas par hasard si le récit est fait par B, le récepteur-donataire).
La différence est importante: alors que “reprendre” marque l’action de revenir au lieu de départ pour rentrer en possession de ce qui nous serait dû –mon dû, mes droits–, “restituer” marque l’obéissance à la règle de réciprocité qui :
1°) impose de faire des cadeaux –donner–
2°) met en demeure de ne pas les refuser –recevoir– et, une fois reçus,
3°) oblige à rendre le “hau” du cadeau. (M. Mauss)
Ici, les modalités de “rendre” vont de la restitution immédiate à la non-restitution; la différence est grande avec l’échange marchand qui vise toujours une stricte équivalence: la restitution au plus près.
Cela nous amène:
1) à penser que cette relation a affaire non pas avec un “plus”, avec des droits, mais avec un “moins” à savoir la dette née de l’obligation de rendre. L’énonciation se fait ici selon le registre qui prend en compte ce qui relève de la séparation: le symbolique;
2) à remarquer que la réciprocité n’est pas symétrique;
3) à nous rendre compte que, dans le récit de Rainipiri, le Sage Maori, A et B sont à penser comme les sujets d’actes d’échange dans le champ symbolique du don/contre-don.
Mais, le sujet advient dans la dépendance à l’égard du champ symbolique qui le constitue. En opposition au terme “crue”, employé par Sahlins à propos du hau, je le définirais donc en “creux”, car “ancré” au champ symbolique. Si d’être “ancré” cela “aliène” la liberté imaginaire de l’individu, il reste que cette aliénation est constitutive du sujet.
L’homme devient sujet à condition non pas de “surmonter les contradictions” (pour les unifier dans une synthèse, Lévi-Strauss) ni de “reprendre” ce dont il a été séparé (sa “force de travail” par exemple, Marx), mais, plutôt, à condition de consentir à la perte, avant tout, de sa propre autonomie et indépendance.
Cette “perte” est inévitable pour tout humain qui, mortel, rêve cependant d’immortalité, d’unité, de totalité, notions plus dangereuses et moins “heureuses”, me semble-t-il, que celle d’esprit employée par Mauss: dans le cadre de la coutume maori, celui-ci avait mis en scène –rappelons-nous– un Esprit qui pousse à rendre le cadeau. L’Esprit a le tort, dénoncé par Lévi-Strauss, d’être “animé” et non pas pure “relation” mais a l’avantage de mettre en évidence un sujet pris dans un réseau de dépendance et de dette.

Comment pensons-nous?

Il apparaît que c’est bien par les catégories de l’unité, du plus et du plein que, à la différence des Maori, nous pensons de préférence, catégories qui appartiennent au registre de la complétude imaginaire. Dans ce contexte, nous ne consentons jamais à perdre quoi que ce soit. En revanche, sur le plan symbolique de l’incomplétude, d’autres catégories font leur apparition, catégories de la dépendance, de la perte, ainsi que de la séparation, propres à un sujet que j’appellerai “en creux”.

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