Chapitre 8

La notion d’individu


Nous avons vu que les interprétations de l’échange de réciprocité relèvent du registre de la complétude imaginaire.
L’homme se pense comme sujet en “crue” (toujours au singulier) et indépendant.
J’avais déjà dit, rapidement, que selon notre façon moderne de pensée relevant du registre de l’imaginaire, l’homme moderne ne peut pas s’imaginer perdre quoi que se soit et qu’il se pense comme sujet fort, libre, autonome, propriétaire de sa vie et de ses biens.

L’homme, depuis longtemps, se pense aussi comme propriétaire de ses mots.

Homo loquens, être parlant, défini par la parole, l’homme se distingue de l’animal qui, lui, n’a pas cette possibilité. Mais il ne se contente pas de ce privilège. L’homme estime que ses mots lui appartiennent, il ne les doit pas à d’autres que lui.
Depuis longtemps, l’homme occidental s’est voulu détaché de l’univers mythique, sémiologique qui l’avait soutenu aux origines.
Pour les populations archaïques, en revanche, “le discours était vrai parce qu’il s’appuyait sur la tradition et le mythe et sur le réseau des liens de signification qui l’enracinaient dans les institutions, les pratiques et les autres régions du savoir” (Flahaut, 1972). Dans le discours du mythe, les mots ne peuvent donc pas être pris et séparés du contexte, de l’ensemble structuré de la langue à laquelle ils appartenaient: ils sont insérés dans celui-ci et dépendants.
Comme pour les peuples archaïques, pour les Grecs d’avant le Vème siècle, la vérité du discours relevait de son enracinement dans les formes mythiques: on aurait trouvé absurde de penser que “la langue était taillée à la mesure du réel”. Dans la Grèce de Platon, en effet, la vérité ne peut être atteinte qu’à travers la mémoire du discours vrai, le discours de l’homme renvoyant au “monde des idées” qui constitue pour Platon le réel.

C’est à cause non seulement de ces jeunes gens impertinents qu’étaient les sophistes, pour qui l’homme était la “mesure de toutes les choses” (Protagoras), mais de Socrate lui-même, que la pensée se veut détachée de l’univers mythique, sémiologique qui la sous-tend: l’homme se pense ainsi indépendant, car “propriétaire” de ses mots. Fonctionnant comme des concepts, ceux-ci sont censés représenter le monde de façon “transparente”. La pensée moderne naît au moment où, se détachant du mythe, elle utilise les concepts en donnant à entendre que les mots y sont directement reconductibles.

C’est la libération de la contrainte mythique qui a permis, on l’a assez répété, l’essor de la philosophie et l’extraordinaire développement de la science (philosophie et science deviennent les nouveaux mythes). Si l’homme de la tradition grecque s’est voulu “propriétaire” de ses mots, l’homme moderne s’est destiné à devenir “possesseur et maître” du monde dans lequel il vit (Descartes), de la nature qui l’entoure: il en a fait ses objets. Tout se passe comme s’il pensait que la terre était à “soumettre à ses fins”, comme si elle était à “métaboliser” en vue de son usage. La situation s’est retournée. Mais renverser une situation, ce n’est pas la changer, puisqu’on reste sur le même plan.

Le mythe de Prométhée

L’action “sur” le monde, sa maîtrise et sa connaissance, ont posé, on le sait, toute sorte de problèmes, plus que jamais d’actualité, que le mythe de Prométhée avait mis déjà en évidence.
Il raconte que Prométhée, fils de Japète, a volé dans un acte d’extrême orgueil le feu de connaissance à Zeus et en a été puni: les vautours lui ont mangé le foie. En même temps que lui, les hommes aussi ont été punis: en échange du vol du feu, Jupiter leur a envoyé les “maux”, s’échappant de la boîte de Pandore. C’est ainsi que maladie, peine et labeur, silencieusement –car Jupiter leur a retiré la voix–, se promènent depuis lors parmi les hommes et leur apportent, selon ce qu’ Hésiode écrit, souffrance et douleurs.
Pour nous, le mythe dit aussi autre chose: le “silence” attribué aux maux, dont les hommes sont affectés, s’oppose à la parole et à la raison –logos–. Il montre par là que l’accusation adressée aux hommes par Jupiter est de vouloir “se mettre à la place des dieux”, en s’appropriant, à travers le feu, la connaissance; les hommes, veulent “parler” à la place des dieux: eux, qui sont mortels, ils essayent de “voler” la place des dieux, immortels. Ce faisant, ils oublient leur condition humaine et non pas divine: en tant que mortels, ils ne sont pas producteurs ni de leur science ni de leurs connaissances ni de leurs discours. Ils ne peuvent avoir accès au réel qu’indirectement, à travers les dieux, à travers le mythe. Pour les Grecs, connaissance implique “reconnaissance”: c’est la reconnaissance de la dépendance du champ symbolique représenté, pour eux, par le monde du mythe ou des idées, ce qu’on traduit maintenant –on va le voir– par le champ symbolique du langage, dont nous sommes tous redevables.
Ce que Jupiter a puni, ce n’est donc pas tant l’aspiration à la “connaissance” que la “méconnaissance” de la dette des hommes envers les dieux ou envers le réseau mythique, à savoir, le péché de démesure: l’excès –l’ hybris– est ce dont l’homme se rend coupable lorsqu’il oublie qui il est et quelle est sa place. Dès lors que l’homme en sort, il n’y a plus rien qui justifie ni la parole ni l’action. La condition “pénible”, dans laquelle l’homme doit souffrir pour arriver à connaître et à produire, a donc pour fin de le protéger de la démesure, de l’excès, lui rappelant qu’il n’est pas dieu, mais mortel. L’“hybris” est ainsi la pire des fautes pour les Grecs, faute d’inélégance et d’orgueil: l’homme, mortel, se prend pour dieu, immortel, renonçant ainsi à toute référence.

Le mythe de Prométhée est d’actualité car, tout à la fois, il exalte le pouvoir des êtres humains et rend visible leur “dépendance” ou “inter-dépendance” à savoir, la nécessité d’ancrage. Ces notions, souvent méprisées, sont presque oubliées dans le monde moderne. Si, illustrée par l’individu indépendant, autonome (étym.: se donnant lui-même ses lois), la modernité s’est construite dans un effort de libération de toute attache, on comprend maintenant la résistance à reconnaître ces notions lorsqu’elles se représentent, bien que sous des formes différentes. Pourtant, c’est dans la possibilité d’un nouvel ancrage que se joue actuellement le dépassement de la modernité, en ce qu’elle est définie ici comme désancrage.

L’individu in-divisé, être rationnel par nature

L’homme, depuis longtemps, se pense aussi comme sujet in-divisé.

Depuis toujours, déjà depuis la Grèce du Vème siècle av. J.C. nous nous pensons comme des unités. Epictète, philosophe stoïcien, exhortait Lucilius à “se reconquérir”, à “ne pas se disperser dans les voyages, dans la foule des relations”: il faut se mettre d’accord avec soi- même, en “devenir l’ami”, recommandait-il. Il faut, en un mot, veiller à réaliser en soi l’unité et l’identité de la personne (Boèce, VIème s. av. J.C.). Depuis Boèce, nous sommes des “personnes” définies comme “substance non-divisible de nature rationnelle” (“Persona est rationalis naturae individua substantia”).
En tant que substance, une, non-divisible (individu vient de in-divisum), l’attribut principal sera la liberté dont il faut jouir “individuellement”: elle ne constitue pas un horizon, un projet ou un défi mais un droit.
En tant que rationnel, notamment depuis Descartes, l’individu se destine à vivre dans un monde où il pense que ses “choix” sont “motivés”, “rationnels” et visent la maximisation des gains pour la poursuite de son propre “intérêt”. Ces comportements sont passés à l’histoire sous la dénomination de “Zweckrationalität” (Weber), signifiant par là que la conduite est rationnelle en ce qu’elle permet d’atteindre un but spécifique avec une très grande efficacité. La rationalité instrumentale implique ainsi l’usage d’une information optimale et présuppose l’existence d’un système cohérent.
Cohérence et instrumentalité, donc, d’où efficacité. Or, la notion d’efficacité n’implique pas seulement un monde extérieur dont la maîtrise est possible, elle présuppose un seul monde. En effet, “l’ego” de Descartes ou “l’unité synthétique d’aperception” de Kant sont ...“des sortes de porteur de torche ou d’anchorman, comme on dit dans les séries télévisées... en unifiant les différentes sensations singulières, et/ou les aperceptions, ils fabriquent un monde” (E. Gellner, 1975), “leur” monde.
Ainsi, l’épistémologie traditionnelle situait l’individu connaissant dans le cocon de sa perspective unique: à l’intérieur de son monde, il pouvait, s’il le voulait, être rationnel instrumentalement. Mais le modèle fins-moyens, comme modèle de conduite humaine, est partial et partiel: il ne correspond qu’à la logique d’un seul monde, logique “unidirectionnelle”. Selon cette logique, les propos concernant les théories et les pratiques qui échappent à la logique de l’instrumentalité rationnelle et au registre de l’imaginaire qui lui est propre, apparaissent comme non-pertinents, absurdes même, –voir par exemple la notion de non-profit– alors que, selon d’autres logiques, sur le plan du symbolique, ils acquièrent une pertinence parfaite.
Ainsi, ces tentatives d’unification sont forcément vouées à l’échec. «Un homme –dit encore Gellner– peut être un bon joueur d’échecs, de bridge ou de poker dans les termes de la Zweckrationalität. Les critères de réussite, la connexion entre moyens disponibles et fins désirables sont définis adéquatement à l’intérieur de chaque univers, ce qui permet d’identifier l’efficacité sans difficulté indue. Mais de quelle Zweckrationalität la vie dans son ensemble peut-elle être créditée, si cette vie englobe une multiplicité de jeux divers?» En effet, «une bonne partie de notre vie est consacrée non pas tant à poursuivre des buts (comme le suggéraient les sciences sociales inspirées par le modèle fins-moyen) qu’à éviter les gaffes», c.-à-d. «à jouer notre partie sans provoquer trop de dégâts». On est bien loin ici de la Zweckrationalität qui évacue allégrement les autres mondes dont, par exemple, celui de l’inconscient.

L’individu, conscience et volonté toute-puissante

Depuis Freud il y a plus d’un siècle, nous savons en effet que nous avons un inconscient et surtout qu’il n’est pas une “poubelle” –comme le nommaient les philosophes– où mettre ce dont nous ne savons pas quoi faire. C’est une instance qui nous gouverne bien malgré nous: les lapsus ou les mots d’esprit, par exemple, nous le rappellent chaque jour. Cependant, incroyable mais vrai, encore aujourd’hui nous faisons comme si l’inconscient n’existait pas. Nous confondons volontiers l’inconscient avec l’irrationnel qui, se situant en dehors de la raison, se perd donc dans des brumes mal identifiées...
Si nous nous obstinons à nous définir uniquement par les faits de conscience, c’est que cela nous permet de continuer à nous penser en maîtres des situations et de nous-mêmes, en particulier.
La foi en la “volonté”, cette faculté qui nous offre les moyens de nous installer dans un rêve de toute-puissance, nous le permet.

L’individu “possesseur de sa vie et de ses biens” (Locke)

Notre façon de penser s’est trouvée magnifiée à l’époque moderne dont on a dit que le commencement remonte à la fin du XVIIème s., quand Locke a théorisé dans le Traité du Gouvernement Civil (1699) la naissance de l’individu, l’énonçant comme “autonome et indépendant”, “libre”, “possesseur de sa vie et de ses biens”: si selon les Grecs, il s’agissait de la possession de mots, il s’agit maintenant de la possession de soi et de ses propres biens.
Ces individus, enfermés en eux-mêmes comme des atomes ou des monades, ne peuvent entrer en relation avec d’autres individus que sur le mode de la compétition, du conflit et des rapports de force.

La question se pose donc de savoir non pas comment libérer l’individu, mais bien plutôt comment nous libérer de la notion d’individu, sans, pour autant, remplacer l’individu par la société, comme font les sociologues “holistes” (du grec holos, qui forme un tout).

Aucun commentaire: