L’agent économique et l’acteur sociologique
De l’économie “encastrée” à l’économie “désencastrée”
L’individu, s’énonçant libre et autonome, va se construire la place du marché, lieu métaphorique, où il pourra agir en toute liberté et indépendance.
Observons ce qui arrive sur la place de nos marchés où la valeur se manifeste à travers le prix. Les individus in-divisés, in-dépendants et libres, sont “libres” de vendre et de se vendre à “égalité” avec les autres individus, eux aussi “libres” de vendre et se vendre, sur cette place, au meilleur prix.
Dans ce sens, la phrase célèbre “les hommes naissent libres et égaux...égalité des droits” (Déclaration des Droits de l’homme, 1789) vient à signifier que l’“égalité” est indispensable pour qu’il y ait “liberté” de mise en vente de sa propre énergie –sa capacité d’activité–, afin de pouvoir en recevoir le prix, indicateur à la fois de place sociale et de valeur personnelle.
La place du marché naît ainsi d’un désir d’autonomie de l’individu; son existence contribue à l’idée imaginaire de la toute- puissance de l’homme.
Elle devient de plus en plus importante: l’individu se définit d’abord comme un “agent” (économique) et,
plus tard, comme un “acteur” (sociologique).
Cette place, nous dit Polanyi, ne ressemble pas aux marchés locaux, réguliers et intégrés à l’activité sociale, politique et religieuse, tels qu’ils ont toujours existé, en Grèce comme partout, où l’économie signifie réciprocité et distribution, mais aux marchés “auto-réglés” où tout est en fonction du prix de vente et d’achat. Ici l’économie représente une instance indépendante, autonome qui, séparée des autres instances, politique, juridique, religieuse, etc., les domine toutes. C’est ainsi que l’économie devient l’économique.
Polanyi établit une différence fondamentale entre l’économie qu’il appelle “formelle”, propre à la société moderne, et l’économie “substantive”, typique de la société tribale.
Or, tout se passe comme si “l’économie substantive” et “l’économie formelle” se situaient sur une échelle de valeurs où il est inévitable de progresser de la première à la seconde.
Aristote avait effectué, dans l’introduction à la Politique, une première distinction capitale entre l’“administration domestique” (ou économie, “oikonomia”) et l’“acquisition des richesses” (ou “krématistique”), la première se préoccupant de la production d’usage alors que la deuxième est tournée vers le gain. La production d’usage n’exclut certes pas la production pour l’échange, mais concerne en priorité la production en vue de la subsistance.
Or, le premier principe de l’“économie substantive” est la réciprocité qui régit, pour Aristote, chaque “koïnonia” ou communauté. Elle consiste en ceci, que “les mobiles économiques trouvent leur origine dans le cadre de la vie sociale”, et qu’ il y a “absence du gain comme du principe du travail rémunéré et, surtout, absence de toute institution séparée et distincte, fondée sur des mobiles proprement économiques”.
Quant à l’économique, il est pensé comme une institution “disembedded” (désencastrée, Polanyi) de toute instance, qui ne dépendrait de rien, ni de personne d’autre si ce n’est des individus qui l’ont eux-mêmes créée. A leur tour les individus, qui ne sont redevables à rien d’autre qu’à cet ordre économique, institué par eux-mêmes, en ont dès lors la maîtrise –c’est tout au moins ce qu’ils croient–.
Ce système s’est “enkysté” dans un corps social qui a réagi violemment, à ses origines, pour l’expulser. Si le rejet provoqué au départ s’est ensuite atténué et est devenu accoutumance, il reste toutefois qu’aucun autre système, tout en étant considéré comme indépassable car efficace, n’a suscité autant de critiques, explique toujours Polanyi. C’est là le paradoxe.
En fait, l’efficacité du système de l’économie marchande vient de ce qu’il répond le mieux à des exigences qui se situent elles-mêmes sur le plan de l’imaginaire, où l’emploi des catégories de la complétude amène l’individu à se penser comme absolument “libre” et “indépendant” et, en conséquence, à mettre en forme “l’économique” comme une instance indépendante, “désencastrée” de toutes les autres. Ici, il lui est permis de s’auto-énoncer, à savoir s’énoncer comme étant absolument libre: le cercle se referme.
Mais: quel prix l’individu doit-il payer?
Les Grecs avaient expliqué qu’il y a toujours un prix à payer pour la faute d’hybris ou de démesure et la modernité a trouvé en quoi consiste ce prix: dans le “désenchantement” du monde –c’est la réponse de M. Weber (1964)– dû a l’extension de l’échange sous sa forme marchande dès lors qu’elle se constitue en tant qu’institution séparée de toutes les autres.
Sur la place du marché, “tout est objet de vente”
Dans les sociétés archaïques on pensait que “la terre et le travail de l’homme ne pouvaient être ni vendus ni achetés” (Polanyi, 1972).
Si la vente de la terre nous paraît évidente aujourd’hui, pendant des siècles la terre a signifié “l’autre nom de la nature” qui n’est pas produite par l’homme et le travail, “l’autre nom de l’activité humaine”, qui “occupe la vie elle-même et ne peut pas en être détachée...”
Sur la place du marché la valeur vient au contraire du prix car –annonce vigoureusement Polanyi– “tout doit être objet de vente, la terre comme les hommes” (Polanyi, 1972).
C’est ainsi que pour la première fois, “l’activité de l’homme était pensée séparée (disembedded) des autres activités de la vie et devait être soumise au marché” (Polanyi, 1975).
On comprend ainsi pourquoi, aujourd’hui, dans le contexte de ce système, l’exclusion du marché signifie exclusion des activités de la vie. De ce fait, un humain non-travailleur est dit non-actif et n’a pas de place dans la société, ne pouvant pas recevoir un prix. De ce fait encore, à savoir dans ce contexte, (et dans ce contexte seulement), tout doit être forcément reconduit aux principes de l’économie de marché, soit qu’on y adhère, soit qu’on s’en détache. La référence restant toujours le marché “autoréglé” de l’économie formelle, toute forme d’économie différente est nécessairement énoncée comme alternative par rapport à l’économie “formelle” qui, elle, reste centrale.
Ainsi naît l’individu “libre” car “dépendant” du seul univers qu’il a lui-même créé, l’économique. Il n’a pas seulement la “possibilité” de (se) vendre, mais il est “obligé” de le faire dans un système de marché, lequel, à son tour, préserve le caractère libre de l’individu sujet-objet de vente.
Les catégories énonciatives de l’agent (économique): rationalité, rareté et intérêt
- rationalité
Sur la place du marché, c’est évident, nous sommes des individus-indivisés qui, enfermés en eux-mêmes, ont pour tâche de défendre leurs intérêts personnels, individuels: c’est en vue de ceux-ci que nous agissons en tant qu’“agents” (économiques). Sur cette place, nous estimons que nous sommes libres de nos choix: rationnels, ils s’effectueraient à la suite de décisions elles aussi rationnelles et cela même si l’on reconnaît que notre raison est “limitée” (Simon), que ses effets sont parfois “pervers” (Boudon), et que notre temps se passe plutôt à “éviter les gaffes”, comme nous l’avait rappelé Gellner (1975).
Les décisions seraient donc prises à travers des discussions qui, elles aussi, se doivent d’être libres, menées à égalité avec d’autres individus, atomes également autonomes, indépendants et doués de raison, avec qui négociation et concertation se font en vue d’optimiser les ressources pour la satisfaction de besoins, confondus avec les intérêts.
- rareté
Optimisation, maître mot de notre économie, nous paraît évident. Mais: l’est-il?
Optimiser, rentabiliser, cela est indispensable lorsqu’on pense que nos ressources sont toujours rares par rapport non pas à nos besoins, qui sont en fait ou peuvent être bien limités, mais à nos désirs, infinis d’après nous. C’est donc l’infini de nos désirs qui conduit au postulat de la rareté de nos ressources. Si la rareté est pour nous une évidence, elle relève en fait d’une mise en forme de la société parmi d’autres possibles: elle est due à l’emploi de critères ou catégories ayant une visée de complétude qui, toujours imaginaire, rappelle –disions-nous– l’hybris des Grecs..
D’où le paradoxe: nous, qui sommes parmi les peuples les plus riches, nous disposons de moyens toujours insuffisants par rapport à nos fins et vivons donc dans la “rareté”, alors que les populations nomades, décrites par l’anthropologue Sahlins, vivent –comme il dit– dans “l’abondance”: chez elles en effet, contrairement à ce qui arrive chez nous, les moyens, qui ne sont pas bien importants, correspondent cependant à des fins, elles aussi limitées. L’on comprend ainsi la pertinence de l’opposition établie par Salhins: abondance (eux) contre rareté (nous) (Sahlins, 1976).
- intérêt
En ce qui concerne ensuite l’autre évidence, l’intérêt comme mobile de nos comportements, une observation entre mille peut servir à montrer que, loin d’être “naturelle”, la notion d’intérêt est en rapport avec une mise en forme ou mise en scène très particulière, la nôtre qui, employant des catégories imaginaires, met l’accent sur les comportements intéressés. Ce que tout le monde retient généralement de la lecture de A. Smith, le père de la conception moderne de l’économie, c’est en effet la notion d’intérêt, en oubliant qu’avant La richesse des nations, il avait écrit le Traité des passions et théorisé la sympathie comme lien entre les hommes...
Cet oubli est révélateur de la prééminence donnée aux catégories mentales de la complétude, dont l’emploi conduit à nous énoncer comme des individus “intéressés”, des atomes enfermés en eux-mêmes qui courent chacun derrière son propre intérêt dans une économie de “rareté”, comme si cela relevait de leur “nature”.
Dans les sociétés à “économie substantive”, si les hommes échangent, on n’y trouve pas “cette propension à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose, selon la célèbre expression de Smith qui a donné ainsi, dès 1776, la définition de ce qui deviendra ensuite la notion de l’“homo œconomicus”.
«Prenons le cas –dit Polanyi– d’une société tribale. L’intérêt économique de l’individu l’emporte rarement, car la communauté évite à tous ses membres de mourir de faim, sauf si la catastrophe l’accable elle-même, auquel cas ce n’est pas individuellement que les intérêts sont menacés. D’autre part, le maintien des liens entre les membres est essentiel. D’abord, parce que, s’il n’observe pas le code admis de l’honneur ou de la générosité, l’individu se coupe de la communauté et devient un paria; ensuite, parce que toutes les obligations, étant à long terme réciproques, c’est en les observant que l’individu sert également au mieux ses intérêts “donnant donnant”. Cette situation élimine ce que nous appelons intérêt économique personnel, au point de rendre l’individu incapable, dans de nombreux cas (mais nullement dans tous), de seulement saisir les implications de ses actes en fonction de cet intérêt. Cette attitude est renforcée par la fréquence des activités en commun, comme le partage de la nourriture provenant des prises communes, ou la participation aux dépouilles d’une expédition tribale, lointaine et dangereuse. Le prix conféré à la générosité est si grand, quand on le mesure à l’aune du prestige, que tout comportement autre que le plus total oubli de soi n’est tout simplement pas payant. Le caractère de l’individu a peu de chose à voir avec la question. L’homme peut être bon ou méchant, social ou asocial, envieux ou généreux... Mais, dans tous les cas les passions humaines, bonnes ou mauvaises, sont simplement orientées vers des buts non économiques» (Polanyi, 1972).
Or, si elles sont “orientées” de la sorte, comme dit Polanyi, ce n’est certainement pas en raison d’“instincts” ou d’une “nature humaine” qui serait particulière aux “primitifs”, ni même parce que la notion de groupe prime pour eux sur celle d’individu. En amont de ces explications biologiques et sociologiques, il y a l’emploi de catégories qui ne privilégient pas le registre imaginaire de la complétude et qui n’amènent donc pas, comme chez nous, à une logique et à des comportements inévitablement économiques. D’où nos difficultés, dès lors que nous voulons surmonter ces comportements, sans nous préoccuper au préalable de l’articulation nécessaire entre les deux registres, l’imaginaire de la complétude et le symbolique, qui prend en compte l’incomplétude du sujet humain, qui, dès lors, n’est plus à penser comme un individu-indivisé.
Les rapports de force
Dans cette société régie par les catégories imaginaires de la complétude, les rapports de force sont toujours prioritaires: nous nous devons de gagner contre l’autre, faute de quoi nous sommes des “perdants”, des “losers” qui ne jouissent ni de leur propre estime, ni de celle des autres. De même que, chez les Grecs, la faute était constituée par l’hybris, la démesure, de même –mais à l’opposé– la faute principale est pour nous la “perte”. “Perdre”, “manquer” est une faute grave car, selon une énonciation du monde par les critères de la complétude imaginaire, tous les individus agents se doivent en effet d’être des gagnants. “Vincere e vinceremo” c’était une phrase récurrente sur les murs italiens au temps du fascisme: “vaincre, nous vaincrons” (Mussolini).
Les catégories énonciatives de l’acteur (sociologique): rationalité, concertation et contrat
Les individus agents (économiques), sont devenus ensuite des “acteurs” (sociologiques): le système marchand présuppose en effet un type d’organisation fondé sur le contrat établi entre des “acteurs” qui, “libres” et “indépendants”, sont cependant capables de concertation, de négociation, de stratégie et de ruse.
Tout se passe donc comme si la notion d’indépendance était constitutive de l’être humain, une caractéristique qu’il posséderait en propre.
Ainsi, il nous semble “évident” que la liberté des uns trouve ses limites dans celle des autres, ce qui fait de la liberté un “piquet” –selon une expression célèbre de Marx– dressé contre l’envahissement de l’autre, dont il faut se protéger (d’où le dépit du pauvre Marx qui s’interrogeait sur la conception de la liberté, assimilée à un piquet…)
“L’agora” et la “valeur” du citoyen grec ou: l’économie “encastrée” quoique cachée
Il est intéressant de voir comme l’économie est, pour les Grecs, l’art de gouverner la maison (du grec nomos, règles et oikos, maisonnée), tandis que la place publique était reservée à la philosophie et à la politique: on y discutait des affaires de la polis, la cité.
Athènes, Vème siècle av. J.C.: sur l’agora, la place publique de la polis (la cité), la valeur n’avait certes rien à voir avec la vente sur notre place publique à nous, la place du marché, et le prix de cette vente. Sur l’agora, si, d’une certaine façon, les citoyens grecs se pensaient déjà en individus “indivisés”, ils n’étaient pas encore “intéressés”: la valeur était en relation avec la parole en tant qu’action “raisonnable”, en relation avec la capacité de faire face à des obligations comme l’administration de la justice, la guerre, le culte des dieux (les individus n’étaient pas affranchis de la polis).
Les obligations du citoyen grec constituaient en même temps ses droits, dont les esclaves –qui avaient préféré la captivité à la mort– étaient privés. Ils vivaient cachés, n’ayant pas accès aux honneurs venant des obligations publiques. Les esclaves, comme les femmes du reste, étaient voués à l’entretien de la vie animale de l’être humain, qui concernait sa subsistance, les soins du corps et la gestion de l’unité domestique, l’oikos. Esclaves et femmes avaient à faire avec les âmes “végétative et sensitive”, inférieures à l’âme rationnelle qui était en rapport avec le logos, raison et parole “raisonnable”, celle –justement– qui s’exprime sur la place publique.
Malgré l’élévation de la pensée propre à l’agora, où le prix de l’homme consistait dans l’action valeureuse et non pas, comme il arrivera par la suite, dans le prix auquel il peut se vendre sur la place de nos marchés, malgré cela, il est aisé d’observer que les catégories à l’œuvre relèvent aussi de la complétude. Si l’économie est “encastrée” dans le tissu social, elle est cependant “privée” d’apparaître sur la place publique: la valorisation se fait en effet sur cette place, par des catégories exaltant uniquement l’activité de l’âme rationnelle et non pas celle des autres âmes, “sensible” et “végétative”. Cela exclut ainsi, de cette même place, une partie de la population: les hommes en esclavage et les femmes, censées être dépourvues d’“âme” rationnelle.
Or, là où il y a exclusion, on peut être sûr qu’il y a toujours des catégories imaginaires à l’œuvre, l’exclusion étant la conséquence de leur emploi.
Dès lors, l’économie n’est plus seulement en relation avec l’“entretien” et/ou la “gestion” de l’oikos.
H. Arendt (1961) rappelle que, si pour les Grecs l’économie en tant que gestion de la maisonnée était “encastrée” dans les autres instances, cependant, se préoccupant d’intérêts privés, individuels et particuliers, elle était estimée honteuse, privée des honneurs attribués sur la place publique, “l’agora”, alors que nous la valorisons. Ainsi l’économie était cachée.
Dès lors, l’économie ne pourra faire son apparition qu’une fois devenue “publique”, mais la place publique n’est plus cependant l’agora: c’est maintenant la place du marché et, sur cette place, l’économie n’est réévaluée qu’à condition d’être légitimée par une instance elle-même publique. C’est l’Etat qui, né comme garant des intérêts –privés– des propriétaires (cf. Locke, fin du XVIIème s.), doit devenir, en même temps, le “redistributeur” –public– des richesses auprès de ceux qui n’en ont point.
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