L’économique et la question du “social”
Polanyi a indiqué un repère temporel (1834) et a mis en relation l’éclosion du marché libre avec l’apparition, à ce moment, de la question sociale. Il en a diagnostiqué la cause: le “désencastrement” –“disembeddedness”– de l’instance économique de toutes les autres, morales, politiques, juridiques, religieuses, etc. Il en avait indiqué les conséquences, aveuglantes déjà en son temps: la substitution des conduites utiles –vouées à l’intérêt– aux conduites morales. Or, cette substitution –avait-il expliqué– porte un nom: l’économique en tant qu’institution “désencastrée” et ayant le dessus sur toutes les autres.
Le social
Pour résoudre les problèmes suscités par l’hégémonie de l’“économique” on fait d’habitude appel à un facteur x, désigné par “social”, terme employé sous la forme de substantif masculin, surtout en France ou en Italie.
Le terme social vient du latin “socius”, de “societas”. Or le social, en relation étrange (renversée?) avec son étymologie, est devenu actuellement synonyme de problèmes posés à la société. De même, il est synonyme d’“aide”, de “remède”, de “régulation” ou de comportements dits “alternatifs”.
Certaines expressions telles qu’ “insertion sociale”, par exemple, sont révélatrices du glissement actuel du mot qui, cessant de signifier la façon d’occuper une place dans la société à travers une relation heureuse, dit, au contraire, l’improbabilité de cette place et la difficulté de cette relation.
“Faire du social”, autre expression récurrente, signifie ainsi la nécessité de la prise en charge de ce qui “fait problème” dans la société.
Ainsi, lorsque nous faisons appel au “lien social”, c’est pour dire que celui-ci fait défaut: social, qui vient donc signifier le défaut du lien ou son absence, peut être donc remplacé par le syntagme “lien défectueux” ou “lien manquant”. C’est pour pallier cette déficience, que nous nous évertuons dès lors à (ré¬)introduire le social –“faire du social”, comme l’on dit– lequel sert à la fois de diagnostic pour décrire une situation malade autant que de potion pour y remédier. La maladie est identifiée aux défauts du social et le remède au “pouvoir de remédier” au même social, ce facteur x qui permettrait de rétablir les liaisons défectueuses.
Afin de nous éviter beaucoup de problèmes et d’incompréhensions, on pourrait simplement, restant en accord avec l’étymologie, socius, faire comme si ce terme n’avait pas subi de transformations. On pourrait aussi s’efforcer de dégager les catégories qui sont à l’œuvre dans son usage depuis un peu plus de deux siècles. C’est la solution adoptée ici.
Cela nous amène à mettre en question non pas le social, en tant que relation à la société, mais en ce qu’il est employé dès lors que cette relation ne fonctionne pas, comme alternative à ce qui ne va pas.
Cela arrive car les catégories mentales par lesquelles nous le pensons ne sont manifestement pas “heureuses”: elles appartiennent au registre imaginaire de la complétude, le moins apte à donner forme à cette notion. On ne peut pas, en effet, penser le “lien” à partir d’individus-indivisés, atomes ronds et complets, enfermés en eux-mêmes.
Ces catégories sont a tel point “malheureuses” que nous avons été obligés de ré-introduire le lien social, ce facteur x, cristallisé dans une instance autonome, séparée elle aussi, à son tour, des autres. Comment?
C’est à l’aide d’une institution publique, l’Etat, qui va légitimer les intérêts particuliers, “privés” des individus: ils trouveront ainsi place et considération “publique”.
Comme le montre H. Arendt (1961), le social devient le lieu –métaphorique, imaginaire – de reconstitution du lien: dans ce lieu, les individus se pensent toujours comme étant intéressés, autonomes, rationnels et indépendants, à l’identité compacte, pleine et sans fêlure. Mais ils s’imaginent, en même temps, qu’ils peuvent coopérer en faisant donc “comme si” ils ne l’étaient pas, “comme si” ils étaient en situation d’inter-dépendance et de réciprocité, “comme si” les autres ne s’opposaient plus à leur propre liberté personnelle, “comme si” la nature n’était plus un objet à dominer mais un environnement avec lequel composer, au moyen de relations de réciprocité qui induisent respect et obligations mutuelles.
C’est ici mon reproche: on se pense toujours selon le registre de l’Imaginaire!
Ainsi, si la reconstitution du lien est imaginaire, imaginaire non seulement parce que tenter de combler un manque (de liens) est propre au registre de la complétude, mais parce que inter-dépendance, réciprocité, obligations et dette sont, on l’a vu, des catégories d’ordre symbolique. Or, sur le plan de la complétude, registre qui domine encore notre façon de penser, où l’imaginaire de la liberté parfaite et de l’indépendance absolue recueille notre adhésion inconditionnée, ces catégories sont dévalorisées, souvent incomprises ou ressenties comme traditionnelles, voire même moquées.
C’est plutôt quand nous consentirons à une meilleure articulation des deux registres, quand nous consentirons à nous penser enfin selon le registre de l’incomplétude (et non seulement faisant “comme si”), en tant que sujets “divisés”, que le “lien” a des chances de se faire. C’est à ces conditions que nous retrouverons peut-être une possibilité “heureuse” d’“être ensemble”.
En guise de conclusion
Les catégories à l’œuvre ici sont, toujours incontestablement, les catégories imaginaires de l’individu. Pour autant qu’elles restent en place, l’économie sera désencastrée, aucun autre système ne pouvant véritablement la ré-encastrer ni même l’infléchir. On peut seulement réparer les dysfonctionnements qu’elle provoque ou aménager à côté des comportements alternatifs par rapport à l’économie “formelle” qui, répétons-le, reste ainsi toujours centrale.
Il n’est pas possible de mettre sérieusement “l’économie au service de l’homme”, ce qui signifie “encastrer l’économie”, en continuant d’employer les critères qui confortent une visée de complétude imaginaire.
J’ insiste sur l’intérêt de l’emploi d’une articulation qui nous invite à interroger les catégories de l’individu-indivisé et ses composantes économiques, catégories qui aboutissent à la définition même de l’économique: elles rendent nécessaire la présence d’une instance indépendante, “désencastrée” de toutes les autres, où l’individu puisse s’instaurer seul maître à bord et s’énoncer ainsi imaginairement libre et indépendant.
L’emploi de l’articulation RIS nous permet ainsi d’interroger le social et de comprendre pourquoi les populations ou les services redevables de celui-ci sont infériorisés par rapport à ceux qui relèvent de l’économique.
Il est clair, en effet, que ceux qui sont estimés “in” et “forts” sont créés, définis selon le registre imaginaire de la complétude économique. Et, sur ce plan, tout ce qui n’est pas régi par ces catégories, n’est pas apprécié (il est défini, par opposition, “out”), et est dévalorisé (défini, par opposition, comme “faible”).
Donc, il ne s’agit pas de faire appel au social mais, bien plutôt, de questionner l’économique, en remettant en cause ses fondements au moyen de la critique des catégories énonciatives qui le régissent.
Il s’agit, plus radicalement, de déconstruire les catégories de l’“économique” et montrer, à propos d’une réalité ancienne et toujours actuelle, la nécessité de prendre en compte le changement de catégories déjà en acte. Ces catégories sont présentes dans les discours et aspirations de la trans-modernité, mais ne sont toujours pas valorisées. Les catégories de l’économique, qui ont fait le succès de la modernité industrielle, sont toujours à l’œuvre, et cela même si elles ont perdu, à l’heure actuelle, de leur efficacité: elles desservent les idéaux de la trans-modernité.
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