Chapitre 5

Une articulation étrange
mais efficace: le R.I.S.



Je fais l’hypothèse que le “Réel” (-R-) peut être énoncé, “mis en forme”, selon deux registres différents quoique toujours articulés entre eux: l’“Imaginaire” (-I- visant la “complétude”) et le “Symbolique” (-S- pouvant rendre compte aussi de l’“incomplétude”).

Le symbolique –qu’il ne faut pas confondre avec la faculté de symboliser, avec “les” symboles ou “la” symbolique, ni avec l’adjectif symbolique, ni surtout avec le mode de fonctionnement abstrait de la raison–, peut être défini comme le registre où est pris en compte tout ce qui relève de la substitution (exemple: le mot à la place de la chose) et du manque: toute notre vie nous continuons en effet à rechercher ce qui nous manque et nous manquera toujours, les choses, les mots n’étant que des ersatz, des substituts, imaginaires, mis à la place de ce dont nous sommes à jamais séparés, ce qui est à la source de notre désir.
Cependant, il n’est pas évident de mettre l’accent sur ce dont nous sommes séparés. Ainsi, par exemple, l’on pense habituellement que l’enfant (18 mois) qui lance sa bobine reliée à un fil en prononçant “fort” (en allemand, loin), ferait cela dans le but de pouvoir la ramener à lui (“da”, ici) et, avec elle, sa mère: il se représenterait ainsi, par ce moyen, le retour de celle-ci.
En fait, en lançant loin de lui la bobine, l’enfant ne joue pas au retour de la mère –Lacan l’explique–, c’est à la séparation d’avec celle-ci qu’il s’exerce. C’est parce qu’il peut nommer l’absence, à savoir, la séparation de sa mère (fort) qu’il pourra jouer, mais seulement ensuite, à la retrouver (da).
Cela permet de comprendre l’acception positive que le terme séparation assume ici, entendue comme ré-union après –mais seulement après avoir admis la perte, l’union ne pouvant advenir que comme ré-union, retrouvaille. Si tel n’est pas le cas, l’union ne peut être qu’illusoire, factice, mélange de deux parties à l’abri de l’épreuve de séparation. La séparation symbolique ne prend pas seulement en compte ce qui relève du “manque” et de la “perte”, mais investit la perte, consent au manque. Cette notion nous enseigne qu’il ne s’agit pas de se résigner: le désir est toujours là.

Sur le plan de l’imaginaire (qui n’est pas à confondre avec la faculté d’imaginer, l’imagination), c’est le désir d’unité qui prime, de complétude, par exemple, celle que l’enfant a constituée pendant 9 mois avec sa mère et qu’il essaie pendant toute sa vie de reconstituer, à partir de cette forme –ou rêve– originaire. L’imaginaire est le lieu de la nostalgie, du désir de retrouver une relation duelle, fusionnelle où l’autre représente le complément de soi –voir chez Platon, le mythe de l’androgyne, cet autre de soi, identique à soi, derrière qui l’on court toute sa vie en vain–.

Sur le plan de l’imaginaire, nous valorisons tout ce qui a trait à l’“unité”, au “plus” (le “toujours plus”): cela nous permet de refouler ce qui a trait au “manque” et à la “perte”.

Imaginaire et symbolique, complétude et in-complétude s’articulent toujours entre eux. Ainsi, par exemple, si la “séparation” peut être négative et même dangereuse, considérée cependant sur le plan symbolique, elle acquiert une valeur positive et même constitutive.

Ces deux registres sont strictement articulés entre eux dans la mise en forme du réel mais –nous voudrions le montrer– la modernité pense de préférence selon une visée, inconsciente, de complétude qui s’oppose, imaginairement et farouchement, à toute idée d’incomplétude, d’ordre symbolique.
L’étymologie du mot “symbole” le montre: “sum-bolein”, jeter ensemble, mettre ensemble, évacue ce qui relève de la “séparation” symbolique, en mettant l’accent sur l’imaginaire de l’“union”. Il faut cependant rappeler que le symbole représentait –symbolisait– un objet archaïque, une unité coupée en deux moitiés, permettant à leurs possesseurs respectifs de se reconnaître, de prouver leur très ancienne relation, par exemple d’hospitalité. C’est donc à l’acte de séparer et couper que nous devons l’action successive, d’assembler, d’où symbolon, le symbole. Toutefois, bien que ce soit à cette coupure initiale que nous devons l’assemblage –la relation– ce n’est pas sur la coupure que nous mettons l’accent: nous privilégions, au contraire, l’action d’assembler, alors que seules coupure et séparation permettent relation et reconnaissance, au moyen de l’assemblage.
Tout se passe comme si ce que nous désirions était de minimiser l’acte, inévitable, de séparer. Pour cela, nous mettons l’accent sur une unité imaginaire, unité archaïque présupposée au départ, et/ou unité mythique espérée à l’arrivée. Cela nous permet de faire l’économie de la séparation et de la coupure et de refouler la perte ou l’absence de ce dont nous sommes séparés, de ce qui est de l’ordre de l’incomplétude symbolique.

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