Chapitre 3

Les “primitifs”


Catégories, heureuses et/ou malheureuses, à l’œuvre chez les ethnologues dans la description, c.-à-d. l’énonciation, des populations archaïques: quelques exemples

L’étude des populations archaïques a mis en relief, tout d’abord, trois catégories qui apparaissent particulièrement “heureuses”, efficaces pour les décrire:
• mobilité,
• reconnaissance,
• modération,
mais elles sont estimées, à tort, traditionnelles, archaïques.

Observons que:
-lorsqu’elles sont franchement ignorées par les ethnologues, les caractéristiques attribuées aux peuples étudiés sont décidément négatives;
-lorsque ces catégories sont présentes sans que, toutefois, les auteurs en soient conscients, la description, très scrupuleuse, reste ambiguë;
-lorsque ces catégories, propres à des auteurs tels que M. Sahlins et K. Polanyi, sont à l’œuvre, nous remarquons que la description des nomades et des agriculteurs primitifs devient tout à fait positive, ces catégories permettant de sortir de la représentation habituelle et négative.

Les représentations négatives

En 1952 l’américain Herskovits, spécialiste d’anthropologie économique, écrit:
«Les aborigènes australiens sont l’exemple classique d’une population dont les ressources économiques sont des plus précaires…; …la survie n’est possible qu’au prix d’une activité sans relâche».

L’ethnologue Steward écrit (1959):
«Les chasseurs-collecteurs nomades parviennent tout juste à satisfaire leurs besoins de subsistance, et souvent ils en sont loin. Toujours par monts et par vaux en quête de nourriture, les loisirs leur font défaut, qui leur permettraient de s’adonner à des activités autres que celles de pure subsistance».

Gusinde, spécialiste des Yamana, écrit de son côté (1961):
«Ils ne savent pas prendre soin de leurs biens. Les objets plus volumineux forment un grand tas dans la hutte: on les bouscule en tous sens, sans souci des dégâts possibles. A vrai dire, personne ne tient aux quelques biens et effets qu’il possède: on les perd souvent et facilement et on les remplace tout aussi facilement… même lorsque cela lui est facile (de les garder), l’Indien ne fait rien pour préserver ses objets. Ils voyagent d’autant plus aisément qu’ils possèdent moins, remplaçant au besoin ce qui est abîmé. On peut donc dire qu’ils sont totalement indifférents à la propriété matérielle».
«Le chapitre des cadeaux nous donna plus d’un motif d’embarras. Nous étions mortifiés de constater que nous ne pouvions pas offrir grand-chose aux Bochimans. Presque tout semblait devoir leur rendre la vie plus difficile. Ils ne possèdent presque rien: une ceinture, une couverture de peau et une sacoche de cuir. En un instant, ils peuvent rassembler tous leurs biens personnels, les envelopper dans leurs couvertures et les transporter sur leur dos pendant plus de mille cinq cents kilomètres. Ils n’ont pas le sens de la propriété».

Bien que l’auteur dise ici clairement que propriété = encombrement, il conclut par une affirmation négative: l’incapacité de penser, de concevoir la propriété.


Les représentations ambivalentes

“Pauvreté” ou “attrait” du nomadisme?

«Les chasseurs collecteurs, vivent de façon parasitaire; ils dépendent entièrement de ce que produit la nature et ne font rien pour aider celle-ci à donner ses fruits. Ils sont donc obligés de se rendre partout où ils ont des chances de trouver quelque chose de comestible. En d’autres termes, ils sont tenus par la nécessité d’être nomades».

Cependant, plus loin, ce même auteur, Elkin (1967), spécialiste des aborigènes d’Australie, spécifie que: «Le nomadisme de la vie indigène n’a pas de fondement biologique, mais il découle de la culture et, en somme, du système économique… les aborigènes perdraient leurs habitudes nomades s’ils se mettaient à pratiquer la culture et le jardinage dans les endroits propices. Toutefois, cette mutation ne se ferait pas aussi vite qu’on peut le penser. Mais la chasse a ses attraits pour l’homme, sans parler des rites qui l’accompagnent».

Si certaines expressions telles que “ils sont obligés”, “tenus par la nécessité”, d’autre part le mot “attrait”, appliqué au “comportement naturel” des aborigènes et des indigènes, est en contradiction avec l’idée de “nécessité”: si les peuples sont nomades, ce n’est peut-être pas la nécessité qui les y oblige.

Les raisons qui expliquent l’état de nomades relèvent du plaisir que ce mode de vie offre à ceux qui en ont le goût et qui ne seraient pas prêts à l’échanger contre un autre, bien que ce mode paraisse pénible aux sédentaires.

Dans le journal de ses expédition en Australie (1841), Sir G. Grey précise que:
«D’une manière générale, les indigènes vivent bien; il est absolument impossible à un voyageur ou même à un indigène originaire d’ailleurs, de juger si un district offre ou non abondance de nourriture... Mais en ce qui concerne son propre district, l’indigène est en tout autre position; il sait exactement ce qu’il produit, quand vient la saison de chaque chose, et comment se les procurer le plus commodément. J’ai toujours trouvé abondance de nourriture dans leurs huttes».

Lorsque les autochtones se déplacent, raconte en 1845 un autre explorateur, Eyre, ils parcourent, en temps ordinaire, rarement de 13 à 19 kilomètres par jour:
«Ils font ces marches –dit-il– sans se presser et sans s’affairer, ils évitent les inconvénients de l’énervement et de la chaleur, en particulier la souffrance de la soif qui, chez les Européens, est provoquée, non seulement par les activités physiques et les gros efforts auxquels ils sont soumis, mais aussi, et surtout, par la sensation d’“un manque de sécurité” et par l’angoisse qui en découle».

Cependant, si on reconnaît que l’aborigène est parfaitement adapté à sa terre, on ajoute des justifications. Elkin:
«S’il paraît paresseux, si, dans le camp, il paraît flâner à droite et à gauche, c’est qu’il ménage ou récupère ses forces; nous ne pensons pas assez à l’endurance qu’exigent les longues et opiniâtres poursuites après les kangourous... Il peut sembler –conclut-il– que ce soit consacrer beaucoup d’efforts, de patience et d’habileté pour obtenir si peu de chose. Mais, ne faisons-nous pas de même lorsque nous allons à la chasse ou lorsque nous travaillons pour gagner l’argent qui nous permet d’acheter un canard?».

La très rapide analyse de ces quelques textes montre que si ces auteurs essaient d’effectuer les descriptions les plus justes, ils n’ont cependant pas toujours à leur disposition les catégories énonciatives qui le leur permettent.
D’autres catégories sont donc nécessaires pour appréhender les peuples étudiés par l’ethnologie: Sahlins et Polanyi, par exemple, en mettent en évidence quelques-unes, qui conduisent à une description “positive”.


Les représentations positives

La “mobilité”
C’est l’emploi de nos propres catégories qui a amené à méconnaître le comportement qui a été appelé “primitif”: à propos, par exemple, de ce que les ethnologues ont pris, tout d’abord, comme incapacité de comprendre et d’accueillir les cadeaux.
En fait, il s’agissait de notre incapacité de penser le nomadisme en termes de “mobilité”, à partir de laquelle toute accumulation d’objets, même précieux, encombre et dérange les nomades, puisqu’elle les empêche d’être mobiles. Dès lors, les cadeaux deviennent des poids.

La “reconnaissance”
Les rapports que les nomades entretiennent avec leur terre –leur “patrie"–, ne relèvent pas de ce que nous appelons la “connaissance”: il s’agit plutôt de la “reconnaissance”, dont cette terre et cette patrie font bénéficier ceux qui y sont nés et continuent d’y circuler.
L’anthropologue Grey: «En ce qui concerne son propre district, l’indigène sait exactement... quand vient la saison de chaque chose, comment se les procurer plus commodément».
Elkin: «Il nous est facile de constater que, loin de ses terres familières où il collectait sa nourriture, l’aborigène ne sait plus où trouver des aliments et de l’eau suivant les saisons… Nous dirions qu’il ne connaît pas la région, alors que lui, au contraire, explique que cette terre ne le connaît pas, c’est-à-dire qu’elle ne le reconnaît pas comme sien».
Il ne s’agit donc pas seulement de “connaissance”, dans le sens que nous donnons habituellement à ce mot, mais de “reconnaissance”, ce que permettent les Mystères ou les Rêves. En effet, les problèmes commencent, pour les aborigènes au cas où:
«Les Mystères ou les Rêves propres à une terre… ne lui ont pas été révélés… Malheureusement, il peut arriver qu’un homme soit privé de cette sorte d’attache, même avec sa propre patrie. J’ai souvent entendu cette maxime: “celui qui perd son Rêve est perdu”. Il faut entendre par là que cet homme n’a pas été admis à connaître les rites et les mythes de sa patrie, c’est-à-dire “celle de son père et du père de son père”… Il ne lui a pas été donné d’établir un lien sacramental avec cette réalité invisible et éternelle, “l’ombre” ou “l’esprit” de chacune des choses et des créatures qui font partie de l’univers tribal. Si un homme échappe à cette loi fondamentale, il est “perdu” au point de vue spirituel et psychologique, même dans sa propre patrie».
L’impression de sécurité ne vient pas pour l’aborigène –comme pour nous– du sentiment d’être capable de “s’approprier” son environnement par la connaissance, ou de le “maîtriser” par le travail, il ne pense pas qu’il doit “agir sur la nature”. Il n’a pas à la dominer, car ce serait, comme disaient les Grecs, faire injure aux dieux. Ce qu’il faut, c’est par contre “se faire reconnaître”.
Si ce comportement relève pour nous de la passivité, ce n’est pas le cas pour l’aborigène qui s’active, au moyen des rites et des prières qui sont, pour lui, tout aussi indispensables –efficaces– que l’est, pour nous, le travail.
Les Sianes de la Nouvelle-Guinée nous en ont apporté un exemple saisissant: lors de l’introduction de la hache de fer, ils n’ont pas augmenté la production de biens de subsistance, mais au contraire, ayant réduit le temps consacré à la production, ils ont augmenté proportionnellement le temps affecté aux activités cérémonielles, telles que la prière (cf. Salisbury in F. Pouillon, 1976).
En fait, prier est, pour les peuples archaïques, l’équivalent de ce que le travail est pour nous.
La prière est donc tout aussi “active” que le travail, c’est un outil, situé à l’opposé même de la “ruse” dont parle Marx.

La “modération”
Ainsi, pour les aborigènes, stocker les produits de la nature est un non-sens, non seulement parce qu’ils sont des nomades (et ont besoin, pour être mobiles, de ne pas s’alourdir) mais aussi parce que le grenier, c’est la nature elle-même: elle produit les biens et la nourriture au fur et à mesure du besoin.
En se reproduisant, les saisons ramènent les fruits qu’on attend, à condition, bien sûr, de savoir les attendre, à condition, non pas de connaître, mais d’être “reconnu” par cette terre, qui est sa propre terre, et de faire partie du système dans lequel les hommes, la nature et les choses sont en inter-relation, où ils se reconnaissent et sont reconnus.
Pour certains peuples comme les aborigènes, et à certains moments, le stockage peut représenter une contre-valeur. C’est la mobilité, qui permet aux chasseurs-collecteurs
“de mettre leurs buts à la porté de leurs moyens… et de leurs possibilités, c’est seulement s’il y avait impossibilité de parcourir ce territoire, qu’il y aurait pénurie” (Sahlins, 1976).
Pour Sahlins la “moderation” est equilibre entre moyens et fins: ce qui permet à “l’âge de pierre” d’être un “âge d’abondance”, d’après le titre de son œuvre principale.
Mais le problème n’est pas si simple.

Le terme même de “modération” n’est pas tout à fait exact, parce que les populations archaïques n’ont pas à “se modérer”, leurs besoins étant toujours limités (ne confondons pas les besoins limités avec les désirs illimités). Lorsque Sahlins explique que les moyens correspondent à leurs besoins, la formulation, en termes de moyens et fins, relève de la logique des choix rationnels, qui est la nôtre et non pas la leur. De ce fait, si Sahlins remplace la “connaissance” par la “reconnaissance”, il reste encore dans le cadre de nos catégories énonciatives lorsqu’il parle d’“abondance” et de “limitation”.


La description du mode de vie des nomades et des agriculteurs primitifs a permis jusqu’ici de dégager les catégories de la mobilité, de la reconnaissance (par la prière et les cérémonies rituelles) et de la modération.
Rappelons donc ce que ces notions nous apprennent et ce qui, dans celles-ci, est implicite:

- Première catégorie: la mobilité dit la contingence, la non-universalité de la catégorie du temps en ce qui concerne la définition de la production. Dans l’univers des primitifs, en effet, c’est la possibilité de se déplacer, et donc la variable “espace”, qui, au contraire, est pertinente.
En clair, la production n’est pas toujours et partout dépendante du facteur temps, pour nous essentiel, du temps employé à produire, la productivité, mais avec l’espace, c’est-à-dire, la mobilité.

- Deuxième catégorie: la reconnaissance dit l’impossibilité de généralisation, la non-universalité de la catégorie du travail en tant qu’action de “métabolisation” (action “sur” la nature).
Pour les peuples archaïques, la prière est l’équivalent de ce qui est, pour nous, le travail: la prière est tout aussi “active”, c’est un outil situé à l’opposé même de la “ruse” dont parle Marx. Cet outil est peut-être même plus performant pour eux, qui substituent, à l’action “sur” l’environnement, la demande de reconnaissance “par” (de) la nature.
Le travail n’est donc pas toujours et partout à percevoir en termes d’action “sur” l’environnement, mais bien plutôt... d’interaction “avec”. On verra qu’il s’agit d’interdépendance symboliquement médiatisée.

- Troisième catégorie: la modération démontre la non-universalité de la catégorie de la “rareté” des moyens, en relation à l’infinité, présupposée, de nos besoins.
Cela montre que le registre que nous appelons de “l’économie” n’est pas toujours et partout en relation avec la définition “formelle”, selon la distinction établie par K. Polanyi (1975) entre économie “substantive” et “formelle”.
En dehors de l’économie formelle, la richesse est définie comme “équilibre” entre moyens et fins. Cela met en évidence la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons: en effet, nous qui sommes parmi les peuples les plus riches, nous vivons dans un système de “rareté” alors que les dits “primitifs” vivent dans l’abondance.

De la même façon que l’on a utilisé des catégories énonciatives inaptes à rendre compte de populations qui, appelées pour cela “primitives”, sont décrites négativement, de la même façon l’on emploie, à l’heure actuelle, des catégories inaptes à définir des groupes sociaux qui, appartenant cette fois à notre propre société, sont dénommés, également, de façon négative: ce sont des “in-actifs”, “im-productifs”...

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