Chapitre 18

Le sujet libre car “ancré”
Les catégories trans-modernes du symbolique


Dépendance, dette, réciprocité, reconnaissance: catégories dont les populations archaïques nous ont signalé l’importance. Elles reviennent maintenant, certes sous des formes différentes, à travers des théorisations très actuelles. Ce sont –avions-nous vu– la théorie des Actes de langage et l’articulation RIS.

Aujourd’hui, même les sciences les plus pointues, comme la théorie de la communication, par exemple, ou l’écologie (malgré toutes ses insuffisances), ou encore une certaine physique (cf. Prigogine et la Nouvelle Alliance, 1972), nous apprennent que nous ne pouvons plus nous décrire comme des individus indépendants, “agents” ou “acteurs”. Nous sommes bien plutôt à penser comme des sujets en inter-dépendance; non plus seulement en termes de revendication des droits (de l’individu), mais selon des rapports de réciprocité et d’obligation.

Si la dépendance dit la dette du sujet énonçant à l’égard du champ symbolique du langage qui le constitue, la catégorie de la reconnaissance montre, à son tour, que le sujet demande à être reconnu comme sujet de sa propre parole, par la place qu’il occupe dans l’ordre symbolique constitué par le “mythe” –pour les populations archaïques ou pour les Grecs– et par l’ordre du langage, en ce qui nous concerne.
Répétons-le: si nous nous trouvons dans l’impossibilité de reconnaître un quelconque “ancrage”, c’est en raison de la difficulté de proposer un mode d’intelligibilité en contradiction avec le processus d’indépendance et d’autonomie à l’égard de toutes les attaches propres de notre modernité.
Ainsi, tout en souhaitant le “changement”, nous ne nous apercevons pas de ce qui est nécessaire pour le permettre, à savoir le dépassement des catégories de la modernité et la prise en compte des critères ou catégories énonciatives qui régissent non pas la “post” mais la “trans-modernité”.

Le sujet qui va apparaître dans la “trans-modernité” est bien loin de l’individu économique moderne qui, se disposant à devenir maître de la nature et se posant en relation de pouvoir avec ses semblables, se pense comme un “agent” (économique), un “acteur” (sociologique) ou, selon la psychologie, comme un “moi fort” (ou “à fortifier”, au cas où il ne serait pas suffisamment “fort”).

Or, si l’“agent” pur et dur de l’économie classique, qui ne faisait que des “choix rationnels” au nom de la “maximisation de son intérêt”, a été critiqué, l’“acteur” qui l’a remplacé, lui ressemble toujours étrangement.
Certes, on a signalé que sa rationalité est “limitée” (Simon), que ses actions –rationnelles– produisent des “effets pervers” (Boudon), que ses choix, en interaction avec ceux des autres acteurs, ne sont jamais ni uniquement et effectivement neutres, ni rationnellement finalisés, tout au moins d’après l’interprétation systémique de Parson par Habermas (1981). Toutefois, l’acteur continue de se penser, imaginairement, selon le registre de la complétude, en faisant comme si sa rationalité n’était pas limitée, perverse.
Ainsi, dans tous les cas, comme sujet “plein” de la philosophie, moi “intégré” de la psychologie, “agent” de l’économie ou “acteur” de la sociologie, dans tous ces cas, l’individu moderne est très loin du sujet s’énonçant “ancré”, en dépendance à l’égard du champ symbolique tel qu’ en “enjambant la modernité”, les catégories anthropologiques le suggèrent d’une part, et que la philosophie des Actes de Langage le confirme d’autre part. A ces sujets divisés, quelque chose du monde et d’eux-mêmes échappera toujours, leurs caractéristiques ne pouvant donc plus être constituées par la maîtrise et par la domination de soi et du monde. Du reste, mesurer –“métrer”– ne permettra jamais de “maîtriser”, mais seulement “mépriser” les autres, ses semblables ou la nature: toujours en dette envers le champ symbolique auquel il doit d’exister, le sujet énonçant ne peut plus se penser comme un dominateur.

Mais, et cela est essentiel, ce sujet ne disparaît pas pour autant (cf., par exemple, les structuralistes ou certains philosophes post-modernes). S’il est énoncé et s’énonce lui-même selon le registre de l’incomplétude, ce sujet n’est cependant pas inconsistant. Il est peut-être “déconstruit”, mais c’est de cette “déconstruction” qu’il tire sa force: c’est de la prise en compte de la “dépendance”, due à son nouvel “ancrage”, que le sujet détient sa “liberté”.
Certes, la dépendance aliène, mais il n’en reste pas moins qu’elle permet de devenir sujet: sujet en “creux” –disait le mythe maori–, en dette envers le champ symbolique auquel il doit d’être reconnu comme tel, non plus valorisé seulement par sa capacité de maîtrise (en “crue”, toujours selon ce mythe).

C’est pourquoi nous évitons de parler de “post-modernité”: le sujet “divisé” n’a rien à voir avec le sujet “post-moderne” qui, lui, serait “faible”. “Fort” et “faible”, ces termes se situent du reste sur un même plan imaginaire où l’on n’a de choix qu’entre la “force” de l’individu économique de la modernité, ou la “faiblesse” du sujet évanescent de la post-modernité.
Si le sujet qui dépend du mythe ou du réseau symbolique des échanges de dons, pouvait apparaître passif, le sujet qui énonce, ancré dans l’ordre symbolique du langage, est au contraire actif, agissant non malgré mais, justement, parce qu’il est en (inter)dépendance à l’égard de l’ordre qui le constitue et que, à son tour, il concourt à constituer: le sujet qui advient dans le champ symbolique du langage, véhicule une “vision du monde” (selon la phénoménologie) ou une “énonciation” (selon la philosophie des Actes de Langage) qui le dépasse mais que, en même temps, il contribue à façonner.

Ainsi, si passivité et dépendance s’opposaient autrefois à activité et liberté, cela n’est plus exact maintenant: (inter)dépendance –nous dirions mieux, ancrage– et acte (d’énonciation: “dire, c’est faire”) ne sont pas en contradiction entre eux, bien au contraire.

Toutefois, aujourd’hui encore, alors que la prise en compte du langage comme médiateur nous invite à souligner l’ancrage du sujet à l’ordre symbolique, cet ancrage est –disions-nous– malheureusement mis de côté par les philosophes de l’Ecole d’Oxford comme, entre autres, de l’Ecole de Francfort, par les sociologues.
C’est dommage, car c’est justement dans et par la dépendance à l’égard du champ symbolique que le sujet advient et “prend place”, reconstituant par cela l’“ancrage” dont il a cruellement manqué dans la modernité.
C’est –répétons-le– sa nouveauté: le sujet divisé est un sujet –de nouveau– ancré.
Ce sujet, contrairement à l’individu économique, libre et indépendant de la modernité industrielle, ce sujet “en creux”, “divisé”, “inter-dépendant”, est à même de renouveler les notions, telles que la relation, la coopération et la communauté.


Les catégories qui articulent la fêlure symbolique avec l’imaginaire de la complétude, nous invitent à nous concevoir diversement: non plus dans l’indépendance mais dans l’inter-dépendance, en réciprocité avec nos semblables, conçus comme des sujets qui ne seraient pas in-divis et in-dépendants mais, eux aussi, divisés et interdépendants.
Dès lors, la capacité à “gagner” s’articulerait avec la possibilité de “perdre” (au sens constitutif du terme), et à risquer.

Dès lors, encore, la nature ne se trouverait plus “posée devant” le sujet, en face (gegenstand) de lui, comme un objet qui serait à maîtriser –à mépriser?–: dominer et sous-mettre. La “nature” deviendrait au contraire ce que l’on appelle déjà un “environnement”, que l’on se doit de prendre en compte et de respecter, ce que les catégories de la complétude ne permettent pas: en effet comment “respecter” et “dominer” en même temps?

Dès lors, les exclus seraient pensés et désignés autrement, car ils seraient mis en scène par des moyens différents. Du reste, ils questionnent déjà notre façon de penser se constituant comme analyseurs de notre “norme”, d’après laquelle nous les désignons ainsi. Dans le futur, cela ne fera plus sens de parler d’“exclus”, car notre société ne sera plus régie, mise en forme par des dichotomies. Et l’“autre” sera reconnu dans sa diversité, “grâce” à sa diversité. En principe, au contraire, l’on pense que l’“autre” peut ou doit être accepté “malgré” sa diversité.

De tous les côtés, disions-nous au début de ce texte, un désir de changement se manifeste à travers des “remises en question” et des propositions de “solution”, qui laissent la situation inchangée, tout au moins jusqu’à présent.

Nous avons montré la priorité accordée, à l’époque moderne, aux catégories de l’individu avec leur visée de complétude toujours imaginaire dont, notamment, l’accumulation et la valorisation du propre sous la forme de l’intérêt personnel ou des siens: famille, nation, communauté etc. Comment, par ces critères, le lien pourrait-il se faire?

La communauté, énoncée sur le plan imaginaire, est toujours considérée en opposition à la notion d’individu, mais cette opposition est seulement apparente car, pour autant que le lien est décliné sur ce plan, la communauté demeure un ensemble d’individus singuliers, enfermés chacun en lui-même. Sur ce plan, les principes de réciprocité, de coopération, de solidarité, constitueront toujours un objectif à atteindre: comment réaliser en effet la réciprocité chez des individus dont l’un constitue une barrière pour l’autre, une limitation à sa propre liberté (devenue dès lors le “piquet” dont parlait Marx)? Individus dont l’être ensemble renvoie à une masse compacte: “solidus”, étymologie de “solidarité”, signifie solide, compact, ce qui n’est pas effet de hasard.
En suivant les traces de la formation du “lien” dans les sociétés modernes, on a vu qu’il est assuré dans celles-ci par le travail, c’est à dire par la vente sur le marché de ce qu’on a appelé la force de travail de l’individu: c’est la possibilité de cette vente qui offre à ce dernier l’insertion dans la société et, en même temps, l’exclusion de celle-ci. D’où la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons actuellement: si le travail est devenu une denrée rare, sous la forme que nous lui connaissons, cependant il continue de rester paradoxalement, pour celui-ci, presque l’unique source tout à la fois de revenu, de statut et, en conséquence, on a dit aussi de dignité(!).

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