Chapitre 17

Oblativité symbolique et consommation imaginaire


La lecture rapide de certaines périodes de notre histoire nous a permis de nous rendre compte de ce que les activités, socialement exaltées aujourd’hui, ont été autrefois d’abord “cachées” et, par la suite, tenues en marge de la société. Les actions, que nous appelons maintenant économiques, dévolues dans un premier temps à la subsistance et effectuées, dans un deuxième temps, en vue de son propre intérêt personnel et pour la maximisation du gain, aujourd’hui indiscutées et indiscutables, ont été pendant longtemps méprisées: elles étaient même considérées comme “privées”, on le sait, et pour cela tenues éloignées de la place publique chez les Grecs.

Cette lecture permet aussi une avancée qui nous semble intéressante: de même que le “lien social” se soutient de ce qui paraît le contredire, à savoir les catégories de la séparation et de la délimitation, de même ici la reconnaissance de ce que nous appelons production advient par les catégories symboliques de l’oblativité et de la perte – ou capacité à perdre. Elles sont bien éloignées de visées imaginaires au “toujours plus” et à l’accumulation, que nous pensons économiquement rentables.
Voilà pourquoi, sur le plan de l’imaginaire, les “hommes au travail” ont toujours subi, déjà depuis les Grecs, un jugement négatif, le même qui est attribué aujourd’hui aux “hommes sans travail”, les inactifs.

L’action économique “privée” (cachée) de l’action “publique” (valeureuse)

Chez les Grecs, servir les intérêts de la maison et pourvoir à ses besoins, travailler, rassembler et aussi produire des richesses (krémata), est, on l’a vu, jugé honteux et pour cela laissé aux étrangers, métèques et esclaves, ainsi qu’aux femmes, en raison, les uns, de leur situation (ils n’étaient pas nés sur le sol grec) et en raison de leur “nature” les autres, les femmes. Cette population n’avait pas accès à la gestion publique de la cité, réservée aux citoyens grecs qui avaient, eux, la possibilité et le devoir de s’occuper de la magistrature, du culte et des affaires de la “cité”, c.-à-d. de faire de la politique.

La production de richesse est cachée de l’ordre “public”, disions-nous avec H. Arendt.

La pensée chrétienne aussi estime que les actions dévolues à la subsistance (et non pas seulement à l’enrichissement) sont nécessaires, mais elles ne sont pas “glorieuses”.

Si nous considérons maintenant la société pré-féodale avant le XIème s. et la société féodale, nous observons que le seigneur pense à la guerre, aux idéaux de la vie noble et chevaleresque: “il veut se battre” et veut “battre monnaie” aussi. C’est pourquoi il confie la gestion des domaines à l’intendant ou gestionnaire, qui a pour tâche de développer le domaine. Celui-ci lève les taxes, fait la police, réorganise la corvée, gère la production... Tandis que le seigneur se réservait les occupations nobles, le gestionnaire “manipulait les gens et les choses” (Weber,1964). La gestion des biens n’était manifestement pas quelque chose de glorieux.
Ainsi, les hommes qui travaillaient à la gestion du domaine occupaient une place dévalorisée et dévalorisante.

Une autre figure apparaît, qui casse le système duel seigneur-rustre, le marchand: il constitue le noyau de la future bourgeoisie qui se développera dans les bourgs lesquels, situés en marge du système féodal en place, sont destinés à devenir les villes.
Les marchands des bourgs produisent et échangent des richesses et œuvrent par là au développement des villes (qui, à leur tour, permettent et facilitent les “négoces”). Ils ne jouissent pas au départ d’une considération plus importante que celle attribuée aux “intendants” gestionnaires. Ne parlons pas des usuriers, dont la pratique est condamnée.

Nous constatons donc ce que nous avons déjà remarqué en Grèce. De même que les activités des esclaves métèques, les activités des gestionnaires, des marchands et, plus tard, des artisans, ne bénéficient d’aucune considération: elles sont perçues comme étant en marge du système en place, secondaires par rapport à celui-ci, bien que ce soit par elles que l’économie de l’époque se développe.
C’est donc dans des endroits différents mais toujours marginaux que nous retrouvons les personnages aux rôles que nous appellerions, aujourd’hui, économiques, personnages non “glorieux”, mais, au contraire, quelque peu méprisés: les comportements “intéressés”, voués à la satisfaction de celui qui deviendra plus tard l’individu économique, étaient cachés chez les Grecs, privés du public, et éloignés au Moyen-Age, des exploits chevaleresques.

La société à l’aurore du capitalisme: de la “consumation” à la “fructification” du capital

Au XVIIème s., à la naissance du capitalisme, l’homme qui fait les richesses, frileusement replié sur ses “affaires”, n’a pas non plus une place “glorieuse” dans la société.
Le capitalisme naît au moment où le premier capitaliste décide de considérer ses richesses comme du capital à faire fructifier et non comme un objet de dépenses somptuaires. C’est ce que dit M. Weber dans un texte célèbre:
« Un jeune homme de bonne famille d’entrepreneurs s’est rendu à la campagne, il sélectionne les tisserands qu’il voulait employer. Il aggrave leur dépendance, et augmente les contrôles sur les produits, il transforme les paysans en ouvriers. D’autre part, il change les méthodes de vente en contact direct avec les consommateurs. Il agit selon le principe suivant: réduire les prix et augmenter les chiffres d’affaires. La conséquence habituelle d’un tel processus de rationalisation n’a pas tardé à se manifester: ceux qui n’emboîtaient pas le pas étaient éliminés » (Weber,1964).
Ce texte, écrit en 1904, résume l’esprit du capitalisme d’aujourd’hui, comme celui d’il y a quatre siècles. En fait, le jeune homme de Weber, dont le comportement sera ensuite celui de tout un groupe social, n’est pour l’instant qu’un jeune homme courant derrière les négoces avec beaucoup de dureté, comportement qu’un autre texte célèbre, toujours de Weber, désignera comme repliement frileux sur soi-même:
« Rappelle-toi, dit Franklin, que le temps est de l’argent; celui qui pourrait en un jour gagner dix shillings et qui, pendant la moitié du jour, se promène ou paresse dans sa chambre, quand il n’aurait dépensé que six pence pour son plaisir, doit compter qu’en outre il a dépensé ou plutôt jeté cinq shillings à l’eau... L’argent engendre l’argent et les rejetons peuvent engendrer à leur tour et ainsi de suite. Cinq shillings se changent en six puis sept shillings trois pence et ainsi de suite jusqu’à devenir une livre sterling » (M. Weber in Bataille, 1949).

Dans ces deux textes, la société de l’époque est donnée à voir sous les traits d’un jeune homme conquérant: dans le premier, il s’agit d’un jeune que la poursuite de ses buts rend très dur et dont on pourrait dire, en complétant son image par celle du deuxième texte, qu’elle se situe à l’opposé des dépenses somptuaires et de l’esprit du don. Il s’agit du futur bourgeois que la course à l’intérêt amène, frileusement et obsessionnellement, à se replier sur lui-même.

L’intérêt (privé) et l’incapacité à “perdre”

Et Bataille, sur la “consumation”:
«Ce qui distingue l’économie médiévale de l’économie capitaliste, c’est que, pour une part très importante, la première, statique, faisait des richesses excédentes une “consumation” (de consumere –la capacité à “perdre”–), improductive, alors que la seconde accumule et détermine une croissance dynamique en production» (Bataille, op. cit.).

Pour le bourgeois, l’oblativité, la “consumation”, le sacrifice, deviennent du “gaspillage”.
«Le bourgeois traduit dans la monotonie de son existence la volonté sournoise d’échapper au sacrifice» (Bataille, op. cit.).
C’est cette même volonté qui a tenu le chevalier du Moyen-Age loin de la gestion du domaine, justement au moment où les richesses ont commencé à affluer, et qui a commandé au citoyen grec de tenir éloignées des honneurs publics les actions dévolues à l’entretien de la maison.
L’excès, l’hybris, cette attitude extrêmement réprouvée par les Grecs, car elle indiquait le désir pour les mortels de se confronter aux dieux, immortels, cette attitude dé-raisonnable pour les Grecs, a été au contraire identifiée à l’époque moderne, et sur le plan de l’imaginaire, à la raison économique, propre à l’individu poursuivant son propre intérêt.

Au registre de l’imaginaire, les notions de perte, de comportement oblatif sont inconcevables.
En conséquence, sur ce plan où se situe de préférence l’énonciation à l’époque moderne- industrielle, où il n’est pas question de “perte”, il s’agit de “boucher” celle-ci et de la colmater, au lieu de la prendre en compte.
Ainsi, dans notre modernité nous assistons à un beau renversement: l’oblativité, la capacité à perdre –la consumation– appartiennent à ce qu’on dénomme irrationnel tandis que la raison économique et la consommation font partie du comportement rationnel lui-même.

La consommation, qui met en scène un potlatch immense, “sans raison”, d’objets devenus vite obsolètes et jetés presque avant d’avoir servi, n’est pas à confondre avec la “consumation” symbolique. Située sur un plan imaginaire, elle cherche à “suturer” toute perte et tout manque à travers l’amoncellement d’objets, de produits et d’actions (destinées à la production des objets).

Conclusion

L’économique, cependant, a du mal à se représenter dans son autonomie imaginaire, de même que l’individu, dont les actions ne sont dès lors pas facilement légitimables, quoi qu’on en dise.
Voilà expliqué pourquoi l’ancêtre de l’homme producteur, de l’homme au travail, a toujours été l’objet de représentations ambiguës, sinon négatives, qui continuent de le rester, même, et surtout –c’est paradoxal– au moment de l’industrialisation, lorsque l’économie de marché en a magnifié la production.
L’histoire a montré dans quelle estime ont été tenues les actions des hommes qui ont travaillé dans les premières usines en Angleterre ou qui ont été, en France, les héros des romans de Zola ou de Victor Hugo: mis en scène, pensés par les catégories de l’imaginaire, ces hommes étaient forcement des “misérables”, et non pas seulement à cause du manque de moyens dont ils avaient jusque là souffert.
Si ces “miserables” deviennent plus tard (XVIIIème s.) le “grand financier juif” (selon Balzac) ou l’“ogre du capital” (chez Zola), c’est seulement à une époque tout à fait récente. Ces hommes ont joui de reconnaissance, justement, au moment où l’économie, devenue l’économique, est critiquée et interrogée.
D’où l’exigence d’œuvrer à sortir de cette représentation “malheureuse”, car incapable de prendre en compte les notions propres à l’ordre du symbolique: l’(inter)-dépendance, entre autres. Elles permettent de passer de la notion d’individu autonome et indépendant, dont les actions sont de légitimation difficile, à celle de sujets en inter-dépendance, en dette envers ce même champ du symbolique. Ici, la rencontre avec l’autre peut se faire selon des rapports de réciprocité et non pas seulement en termes de rapports de force, en conformité donc avec les aspirations à la solidarité propres à notre société actuelle.

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