Chapitre 19

Les “travaillants”


Actuellement, il n’est pas du tout évident de pouvoir “être libre” en vendant “sa force de travail” sur le “libre marché", à “égalité” avec les autres hommes car, d’une part, de travail, il y en a de moins en moins, disions-nous, et que, d’autre part, de cette force les preneurs se font de plus en plus rares. Les machines, aujourd’hui, prolongent non seulement le bras de l’homme, comme disait Leroy Gourhan, mais aussi sa tête, elles vont plus vite et plus loin que lui et le remplacent, d’une certaine façon, de plus en plus souvent.

Pourtant, en amont, nous pensons encore la production et le travail au moyen de catégories malheureuses de la complétude, les définissant toujours comme “métabolisation” et/ou “action sur” la matière, afin de l’asservir à nos propres besoins. En aval, nous pensons le produit du travail comme un objet à échanger sur le marché, mondial de préférence, en compétition avec d’autres objets semblables: la terre, la monnaie et le travail, tout doit être objet de vente, tout est devenu “produit”, culturel ou même de santé.

On continue de considérer comme “producteurs” seulement les hommes et les femmes qui travaillent dans les secteurs primaire, secondaire et, plus récemment, tertiaire mais non dans le “quaternaire”. Ceux qui exercent leurs compétences dans ce nouveau secteur –cf. le travail “immatériel” et les métiers de la “relation”, comme les services “ad personam”– ne feraient que des “petits boulots”, ainsi qu’on les appelle en France, activités déconsidérées et boudées. Les emplois auxquels ils donnent lieu sont en conséquence mal rétribués et ceux qui les exercent, dévalorisés.

Pourtant, on a vu que le recours à l’histoire peut nous aider: les ouvriers des manufactures ont été eux aussi dévalorisés, ils ont même été appelés “stériles” par les physiocrates, pour qui la production, consistant dans le blé et l’or, produits matériels bien concrets, relevait uniquement du travail des agriculteurs et des mineurs; selon eux, ceux qui, dans les manufactures, faisaient œuvre de “transformation” ne “produisaient” rien.
Or, ces hommes sont devenus depuis “les” producteurs, “les” travailleurs valorisés par Marx.

Ceux qui œuvrent aujourd’hui dans le “quaternaire” ne pourraient-ils un jour être considérés, eux aussi, comme des “producteurs”? Il semble raisonnable de le prévoir. Mais nous, en raison de nos cadres mentaux, les catégories mentales que nous employons, nous sommes pour l’instant incapables de les classer comme tels.
Marx aussi, du reste, qui avait fait des travailleurs des usines des producteurs à part entière, pensait les notions de production et de travail au moyen de catégories mentales malheureuses lorsqu’il s’exprimait en termes de “métabolisation” de la matière, à savoir en termes d’action “sur” la nature à asservir aux besoins de l’homme, ou en termes de “ruse” par laquelle l’homme, démultipliant sa force, peut déjouer la puissance de la nature: prise par surprise –la ruse– la nature est pliée ainsi à ses exigences.

Est-ce en raison de cette façon de penser que les mêmes problèmes ont resurgi aujourd’hui à propos des inactifs, ceux que nous voudrions cesser de juger négativement et proposer comme travaillants?

Est-ce en raison de ce que nous privilégions toujours le plus, le plein et l’accumulation, que nous sommes incapables de prendre en compte, par exemple, les nouveaux besoins en matière de relation, les appréciant comme de véritables productions et comme un réservoir d’emplois, tels que ces besoins se constituent effectivement à l’heure actuelle? C’est en effet à l’aune du plus et du plein que ces emplois sont désignés comme misérables, mineurs, dépourvus d’intérêt: des petits boulots en somme, dont personne ne veut, et à raison.

Aux Etats-Unis, nous dit-on, ils sont bien acceptés: il n’empêche qu’ils sont toujours pensés par les catégories de la complétude et sont donc estimés, là aussi, secondaires par rapport à d’autres, plus prestigieux.

En continuant de penser avec les mêmes outils –par les mêmes catégories mentales– il est évident que la relation, richesse immatérielle, ne peut pas être considérée comme une production mais demeure un service: elle aide à la production, mais n’en est pas une. Si l’on concède que les bonnes relations améliorent les rapports entre les hommes, celles-ci restent toujours marginales.
De cette façon, la société se prive de ressources importantes, à la fois en satisfaction de besoins et en emplois.

Catégories “heureuses”: incomplétude et production immatérielle

Si nous nous donnions les moyens pour prendre en compte ces mêmes ressources comme de véritables productions, les intégrant ainsi dans les statistiques du PIB, cela permettrait au contraire:
- de considérer les “petits boulots” comme des emplois à part entière, ce qui ne veut pas dire qu’ils devraient s’effectuer selon les mêmes temps –9h/17h– et dans les lieux habituels, entreprises et administrations. Ils seraient payés peut-être même davantage que le travail effectué dans certaines usines que l’on ne ferme pas, ou pas totalement, pour sauvegarder l’emploi (mais: quel emploi? pensé dans quels cadres et par quelles catégories?);
- d’attribuer une juste place à de nouveaux “producteurs”, ceux qui produisent de la relation, ce nouveau produit.

On le constate: des outils différents pour penser sont à notre disposition qui nous permettent de penser à partir de préalables différents, c.-à-d., au moyen de catégories heureuses, aptes à prendre en compte aussi ce qui relève du moins et du manque – l’incomplétude symbolique. Mais, incapables de nous servir de ces nouveaux moyens, nous restons attachés à des solutions qui proposent des “emplois serviles” (les “petits boulots”, dont on parlait), ou promeuvent des “loisirs”, ou insistent sur le partage du travail, solution, celle-ci, certes honnête, mais incapable de provoquer un changement quelconque, pensée comme elle est dans des cadres et par des catégories malheureuses qui, désormais anciennes, sont cependant encore employées.

En fait, nous nous trouvons devant un paradoxe. Incapables de penser par des moyens plus efficaces, nous continuons, avec beaucoup de bonne volonté, à vouloir remettre les gens au travail alors que, de travail, disions-nous, il y en a de moins en moins sous la forme que nous lui attribuons: le travail par la machine coûte, dès qu’il est possible, moins cher que le travail de l’homme.

La production de la richesse par le travail humain, déjà contestable depuis longtemps, le devient aujourd’hui plus que jamais.
Cependant, et paradoxalement, nous nous obstinons à rechercher travail et production là où nous avions l’habitude de les trouver jadis et non pas là où, en revanche, nous aurions une chance de les découvrir maintenant, mais sous une forme différente.

D’où la nécessité de les penser par des moyens différents, disions-nous, en dehors d’une visée de complétude imaginaire.
Aujourd’hui nous, peuples riches, nous n’avons pas besoin de consommer davantage de biens matériels (nous commençons à en être saturés et comprenons qu’ils “ne font pas le bonheur”).
C’est des biens immatériels, comme la relation, dont nous avons besoin. Celle-ci est devenue même un bien très recherché, car de plus en plus rare dans une société de plus en plus automatisée.
Dans cette société où les machines font beaucoup de travail à la place de l’homme, qui en est donc libéré, celui-ci a la possibilité, bien sûr, de libérer son temps mais, surtout, d’effectuer finalement un travail à sa mesure, c’est-à-dire, de faire l’œuvre dont les machines sont incapables: celles-ci ne pourraient jamais fabriquer de la relation.

Cela, à condition (nous y revenons) que l’homme cesse de penser travail et production par des moyens inadaptés, par des catégories mentales particulièrement malheureuses.
Répétons-le: ce sont elles qui empêchent de classer les “petits boulots” comme des “boulots", à savoir comme des productions véritables, source importante de richesse, représentant une offre qui répond à une demande économiquement solvable, qui n’est donc pas à confondre ni avec le “social”, ni avec les actions d’aide et secours.
Ainsi, une autre façon de penser est non seulement souhaitable, mais indispensable.

Repenser l’économique et le social ou: de nouveaux producteurs

Le “social” fait un travail certainement généreux mais, à la limite, assez inutile car, pour autant que l’économie reste séparée des autres instances, il n’en pourra jamais venir à bout.
C’est un travail de Sisyphe, sans fin: on le voit maintenant plus que jamais, lorsque les dispositifs anti-chômage se multiplient et s’ajoutent les uns aux autres.

L’économie “encastrée”
Les nouvelles catégories nous obligent, au contraire, à penser l’économie “encastrée” (“embedded”, Polanyi) en d’autres instances, limitée ainsi dans sa logique d’accumulation, productrice de dysfonctionnement et d’exclusion. Ces catégories nous amènent tout d’abord à penser l’“incomplétude” comme étant constitutive de l’être humain, rendant inutile et même pernicieuse la tentative de tout réparer, “combler” et “suturer”, tâche attribuée au “social”.
Dès lors, plutôt que de continuer à faire du “social”, il est évident qu’il vaudrait mieux s’occuper de l’“économique” et cesser de considérer l’économie comme une instance «séparée» et dominante. Les catégories du symbolique permettraient d’infléchir le marché en le mettant en forme autrement. Voilà pourquoi nous souhaitons, par ex., la présentation sur sa “place” d’autres produits comme la relation qui, considérée jusqu’à présent sous l’angle du “social”, est confondue avec les actions d’aide et de secours à apporter à ceux que nous appelons pudiquement “les plus démunis", les besogneux d’antan.

Les travaillants, analyseurs de “notre” norme ou: l’éthique de la travaillance

Dès lors que le plus et le plein ne sont plus des valeurs dominantes et que l’in-actif n’est plus énoncé par les catégories énonciatives correspondantes à ces valeurs, il n’y aura plus raison de le penser et le désigner négativement, le dévalorisant par rapport à l’actif.

A la place d’“inactif”, j’avais pour cela avancé le terme de travaillant.
Pour les mêmes raisons, les pays en voie de développement ne seront plus nécessairement dévalorisés, ni le Sud par rapport au Nord, ni l’Est par rapport à l’Ouest.
Le capitalisme ne mourra pas de ses contradictions mais, plutôt, de la dissolution des catégories de complétude imaginaire qui, efficaces pendant deux siècles, font maintenant plus que jamais la preuve d’une grande incapacité.

Voilà pourquoi les “travaillants”, comme les pays en voie de développement du reste, sont peut-être à aider et à secourir –rôle, jusqu’à présent, attribué au “social”– mais sont, surtout, à constituer en analyseurs: ils sont les révélateurs de notre façon de penser.
Les travaillants ne sont pas une nouvelle classe sociale, mais ceux qui interrogent les classes existantes.
De même, les pays du Tiers Monde: ils interrogent la norme d’après laquelle ils sont désignés comme des pays sous-développés.
Les uns et les autres questionnent, de ce fait, notre façon de penser, à savoir, notre norme, celle de l’individu et ses catégories.
“Inactifs” et Tiers Monde pointent, en fait, le scandale des moyens que nous employons pour penser, les catégories mentales malheureuses qui, nous amenant à mettre en forme le monde selon cette visée, souvent inconsciente, de complétude imaginaire, ont énoncé et fait ce qu’on a appelé des “minorités” d’abord, des “exclus” ensuite, qu’il s’agisse de groupes sociaux, de nations ou même de continents. Sauf dans des cas extrêmes que nous ne voulons pas considérer ici, personne ne veut, tout au moins consciemment, “exclure” personne – et aucun de nous n’a donc à s’instituer en “sauveur” de personne. Toutefois, il est de fait que les catégories dont nous nous servons encore actuellement, continuent malgré nous de mettre en forme une norme d’après laquelle ceux qui ne sont pas des gagnants sont nécessairement des perdants: ceux qui ne relèvent pas de catégories mentales réputées positives –le plus–, sont des moins ou des zéros. Des “nuls”, comme on dit maintenant, des exclus qui s’excluent eux-mêmes ou des sous-développés “incapables” de se développer.

Les catégories heureuses de l’incomplétude nous invitent au contraire à ne plus considérer la pauvreté et l’exclusion comme un fait, mais comme un choix d’ordre politique et, plus encore, éthique.
Le travaillant, présent, passé ou futur (les jeunes à la recherche d’un premier emploi, les retraités ou les chômeurs), qui est chacun de nous à différentes époques de la vie, invite tous les hommes et toutes les femmes à prendre en compte cette autre manière de produire, qui s’effectue à travers un travail et une production en deçà ou au-delà des normes encore en vigueur: on a appelé cela la travaillance.

En guise de conclusion

La travaillance ne dit pas ce qu’il ne faut pas faire ni, non plus, ce qu’il faut faire. La travaillance ne parle pas en termes moraux de “devoir”, ne “recommande” pas. Elle n’amène pas à formuler des propositions généreuses mais nécessairement peu suivies de réalisations, comme par exemple les dispositifs sociaux dont nous sommes périodiquement inondés, bien souvent inefficaces et même forcément irréalisables dès lors que l’on continue de penser de la même façon, à savoir, selon les mêmes principes, par les mêmes moyens – les catégories malheureuses .

Lorsque nous affirmons, par exemple, qu’il faut aller vers les autres, cela montre bien que nous nous pensons toujours séparés des autres, in-dépendants des autres, imaginairement autonomes.
La travaillance met simplement en évidence les catégories heureuses dont nous nous servons déjà, mais sans nous donner les moyens d’en avoir conscience, à savoir, sans les porter à notre connaissance. Elles fondent une éthique, ou plus précisément, mettent en lumière les fondements de celle-ci, car la pensée éthique est déjà là. On s’aperçoit ainsi que les rapports avec l’autre ne se font pas toujours nécessairement en termes, malheureux, de lutte et de pouvoir (comme dans nos sociétés dont l’histoire est dite pour cela “chaude”) ni, au contraire –cela revient au même–, en termes de prétendue harmonie (comme chez les peuples dont l’histoire serait “froide”, peuples appelés pour cela “sans histoire”). Ces rapports se font déjà, ou pourraient davantage se faire, en termes de réciprocité. Ils sont de ce fait “heureux”, dans la mesure surtout où ils nous permettent de ne pas exclure ceux qui ne seraient pas comme nous, estimés “forts” (ou réputés tels).

Les catégories heureuses, qui permettent de penser autrement production et travail, offrent en fait les moyens d’attribuer une place dans la société à ceux qui, faute de rentrer dans des cadres “normés”, c.-à-d., faute d’être pensés, définis, décrits par des moyens adaptés, de place, n’en ont aucune.

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