Pourquoi “inactifs”?
Le poids des groupes d’inactifs, à l’identité plus qu’incertaine, disons même négative, refusée, en augmentation constante, pousse à changer, sans même le vouloir, la représentation que nous en avons.
Ce changement n’est toutefois pas simple à effectuer car il présuppose la mutation de notre propre façon de penser, c’est-à-dire la mutation même de nos catégories énonciatives.
“Catégorie” n’est pas à employer ici au sens aristotélicien ou kantien, mais en tant que mise en forme du monde (catégorisation, Benveniste) en même temps qu’investissement, prise de position (Stoetzel) ou de place.
Au commencement de ma réflexion, je voulais simplement démontrer que les inactifs sont appelés ainsi à tort, par erreur, alors qu’ils ne sont ni spécialement inactifs, ni particulièrement improductifs.
On répète partout que si les grands-mères, pour donner un exemple, ne travaillent pas, cependant elles sont actives: non seulement parce qu’elles vont chercher leurs petits-enfants à l’école, ou les gardent à la maison en l’absence des parents, mais parce que, par leur existence même, elles fournissent des repères dans le temps et l’espace à leurs petits-enfants: ceux-ci ne peuvent les acquérir qu’en se situant dans la généalogie, par rapport, donc, à leurs grands-parents (vivants ou même morts, pourvu, dans ce cas, que les parents en parlent en les rendant présents: tu es né de moi, et moi de mamie, etc.).
En fait, je ne recherchais plus une production s’effectuant dans le “faire”, l’agir, mais s’avérant dans l’“être” (pour rappeler une distinction bien connue). Cependant, même individuée différemment, il s’agissait toujours de “production” autrement dit, c’est toujours par rapport à celle-ci que je situais mon analyse, sans pouvoir en sortir.
Dans le même ordre d’idées, je voudrais citer une expérience que j’ai effectuée dans une grande entreprise italienne.
J’avais été appelée à intervenir dans une entreprise de Gênes (Italie) comme psychosociologue à cause des problèmes créés par l’obligation d’introduire un certain nombre d’handicapés. Ils étaient refusés par l’ensemble des ouvriers des ateliers, car ils faisaient “perdre du temps et les primes à la productivité”. Dans le but de mieux comprendre la demande d’intervention, j’avais posé certaines questions et, à un certain moment, j’ai reçu une note de la Direction disant que, si ma présence était toujours “bienvenue”, elle n’était plus “indispensable”. En effet, “les ouvriers avaient trouvé la solution du problème” que l’on m’avait soumis car ils avaient pris la décision de faire eux-mêmes le travail “à la place” des handicapés, s’étant aperçus que c’était “le meilleur moyen de ne pas perdre de temps”.
Sans le vouloir, on m’avait donné ainsi, par cette phrase, l’explication cherchée en vain jusque-là. Ayant finalement compris le sens de la demande d’intervention, je me suis rendue à Gènes.
Je suis arrivée dans des ateliers parfaitement calmes, où la plupart des ouvriers, sinon tous, étaient même satisfaits de faire le travail “à la place de ces pauvres” (handicapés), car finalement: «on fait, à peu de frais, une bonne action...», «les “pauvres” repartent le soir sans avoir rien fait, tellement reconnaissants... On avait tout fait pour eux, eux, ils sont tellement gentils; encombrants mais gentils...»; «seulement, que font-ils là ? Ils pourraient bien rester chez eux...»
J’ai réuni les ouvriers ainsi que les “handicapés”, séparément d’abord, ensemble ensuite, dans des “groupes de réflexion”, où ils ont commencé à parler de “leur expérience”, que les ouvriers appelaient d’abord “réussie” et qui a été ressentie, peu à peu, comme “manquée”, dès lors qu’ils se sont demandé s’ils avaient bien fait de se substituer aux handicapés: ils ont commencé à émettre des doutes sur la “bonté” de leur action, jusqu’au moment où la position s’est renversée: se substituer aux handicapés n’a plus paru évident.
En effet, les handicapés avaient interrogé, par leur handicap même, par leur “rythme ralenti” et leur “incapacité à suivre”, la norme des non-handicapés.
Les ouvriers ont trouvé alors que cette norme n’était pas “évidente”, que leur rythme de travail n’était peut-être pas le meilleur, puisqu’ils passaient de phases à productivité intense à d’autres où ils s’absentaient du travail en prétextant, tantôt un «grand besoin de repos», tantôt (les femmes surtout): «la nécessité de rester quelques demi-journées à la maison pour s’en occuper, car le soir, quand on rentre, on ne fait rien qui vaille, et le week-end... courses, enfant et mari, cela bouffe tout». Je ne parle pas des “congés de maladie”, très fréquents, devenus des habitudes.
Petit à petit, les handicapés ont pris le rôle de “révélateurs”, ou d’“analyseurs”, car leur présence dans l’atelier amenait des modifications auxquelles, sans eux, les ouvriers ne seraient pas parvenus. Ils ont par exemple modifié la structure de l’atelier et les séquences de travail afin de réduire le stress de la course à la prime de productivité. Ainsi, les ouvriers ont décidé que l’“utilité” des handicapés ne venait pas de ce qu’ils “faisaient ou ne faisaient pas”, mais du simple fait qu’“ils étaient présents dans l’atelier”.
Bientôt, les résultats du travail en groupe se sont fait sentir –ils sont même allés au-delà des prévisions– aboutissant, entre autres, à un abaissement massif du taux d’absentéisme, dû à une meilleure répartition du temps de travail. Bien plus tard, les ouvriers ont même déclaré qu’ils devaient aux handicapés la baisse d’absentéisme: ils montraient ainsi qu’ils ne les considéraient plus comme des travailleurs (déficitaires), mais en tant que “révélateurs” de leur propre façon de travailler. Ainsi, identifiée à leur oeuvre d’“analyseurs”, la production des handicapés ne faisait plus de doute.
Cet exemple m’amenait à penser que la production et le travail peuvent être différents de ce que nous pensons, car il peut y avoir production autrement que par l’“action sur” la nature, sa “métabolisation” (Marx). Celle-ci peut être en outre effectuée par des personnes extérieures à ces unités d’espace et de temps que sont l’entreprise et l’administration, en dehors desquelles il n’y a pas, semble-t-il, d’activité de travail reconnue.
Cependant, j’employais toujours les mêmes notions et je continuais à formuler le problème en termes de production et d’utilité, cette dernière étant définie par la capacité de production. Je m’évertuais ainsi à montrer l’“activité” des inactifs.
Toutefois, de même que la “production” des handicapés et des grands-mères ne vient pas de ce qu’ils “font” mais du fait qu’ils sont là, à la limite sans “rien” faire, de même, la non-réussite de ma première tentative de théorisation a été “heureuse” (pour paraphraser Austin), c’est-à-dire, “efficace”, car elle m’a montré la nécessité de changer de plan d’analyse: quand on ne peut pas résoudre un problème à un niveau, dit B. Russel, il ne faut pas s’obstiner, il faut changer de problème ou le formuler différemment.
Le poids des groupes d’inactifs, à l’identité plus qu’incertaine, disons même négative, refusée, en augmentation constante, pousse à changer, sans même le vouloir, la représentation que nous en avons.
Ce changement n’est toutefois pas simple à effectuer car il présuppose la mutation de notre propre façon de penser, c’est-à-dire la mutation même de nos catégories énonciatives.
“Catégorie” n’est pas à employer ici au sens aristotélicien ou kantien, mais en tant que mise en forme du monde (catégorisation, Benveniste) en même temps qu’investissement, prise de position (Stoetzel) ou de place.
Au commencement de ma réflexion, je voulais simplement démontrer que les inactifs sont appelés ainsi à tort, par erreur, alors qu’ils ne sont ni spécialement inactifs, ni particulièrement improductifs.
On répète partout que si les grands-mères, pour donner un exemple, ne travaillent pas, cependant elles sont actives: non seulement parce qu’elles vont chercher leurs petits-enfants à l’école, ou les gardent à la maison en l’absence des parents, mais parce que, par leur existence même, elles fournissent des repères dans le temps et l’espace à leurs petits-enfants: ceux-ci ne peuvent les acquérir qu’en se situant dans la généalogie, par rapport, donc, à leurs grands-parents (vivants ou même morts, pourvu, dans ce cas, que les parents en parlent en les rendant présents: tu es né de moi, et moi de mamie, etc.).
En fait, je ne recherchais plus une production s’effectuant dans le “faire”, l’agir, mais s’avérant dans l’“être” (pour rappeler une distinction bien connue). Cependant, même individuée différemment, il s’agissait toujours de “production” autrement dit, c’est toujours par rapport à celle-ci que je situais mon analyse, sans pouvoir en sortir.
Dans le même ordre d’idées, je voudrais citer une expérience que j’ai effectuée dans une grande entreprise italienne.
J’avais été appelée à intervenir dans une entreprise de Gênes (Italie) comme psychosociologue à cause des problèmes créés par l’obligation d’introduire un certain nombre d’handicapés. Ils étaient refusés par l’ensemble des ouvriers des ateliers, car ils faisaient “perdre du temps et les primes à la productivité”. Dans le but de mieux comprendre la demande d’intervention, j’avais posé certaines questions et, à un certain moment, j’ai reçu une note de la Direction disant que, si ma présence était toujours “bienvenue”, elle n’était plus “indispensable”. En effet, “les ouvriers avaient trouvé la solution du problème” que l’on m’avait soumis car ils avaient pris la décision de faire eux-mêmes le travail “à la place” des handicapés, s’étant aperçus que c’était “le meilleur moyen de ne pas perdre de temps”.
Sans le vouloir, on m’avait donné ainsi, par cette phrase, l’explication cherchée en vain jusque-là. Ayant finalement compris le sens de la demande d’intervention, je me suis rendue à Gènes.
Je suis arrivée dans des ateliers parfaitement calmes, où la plupart des ouvriers, sinon tous, étaient même satisfaits de faire le travail “à la place de ces pauvres” (handicapés), car finalement: «on fait, à peu de frais, une bonne action...», «les “pauvres” repartent le soir sans avoir rien fait, tellement reconnaissants... On avait tout fait pour eux, eux, ils sont tellement gentils; encombrants mais gentils...»; «seulement, que font-ils là ? Ils pourraient bien rester chez eux...»
J’ai réuni les ouvriers ainsi que les “handicapés”, séparément d’abord, ensemble ensuite, dans des “groupes de réflexion”, où ils ont commencé à parler de “leur expérience”, que les ouvriers appelaient d’abord “réussie” et qui a été ressentie, peu à peu, comme “manquée”, dès lors qu’ils se sont demandé s’ils avaient bien fait de se substituer aux handicapés: ils ont commencé à émettre des doutes sur la “bonté” de leur action, jusqu’au moment où la position s’est renversée: se substituer aux handicapés n’a plus paru évident.
En effet, les handicapés avaient interrogé, par leur handicap même, par leur “rythme ralenti” et leur “incapacité à suivre”, la norme des non-handicapés.
Les ouvriers ont trouvé alors que cette norme n’était pas “évidente”, que leur rythme de travail n’était peut-être pas le meilleur, puisqu’ils passaient de phases à productivité intense à d’autres où ils s’absentaient du travail en prétextant, tantôt un «grand besoin de repos», tantôt (les femmes surtout): «la nécessité de rester quelques demi-journées à la maison pour s’en occuper, car le soir, quand on rentre, on ne fait rien qui vaille, et le week-end... courses, enfant et mari, cela bouffe tout». Je ne parle pas des “congés de maladie”, très fréquents, devenus des habitudes.
Petit à petit, les handicapés ont pris le rôle de “révélateurs”, ou d’“analyseurs”, car leur présence dans l’atelier amenait des modifications auxquelles, sans eux, les ouvriers ne seraient pas parvenus. Ils ont par exemple modifié la structure de l’atelier et les séquences de travail afin de réduire le stress de la course à la prime de productivité. Ainsi, les ouvriers ont décidé que l’“utilité” des handicapés ne venait pas de ce qu’ils “faisaient ou ne faisaient pas”, mais du simple fait qu’“ils étaient présents dans l’atelier”.
Bientôt, les résultats du travail en groupe se sont fait sentir –ils sont même allés au-delà des prévisions– aboutissant, entre autres, à un abaissement massif du taux d’absentéisme, dû à une meilleure répartition du temps de travail. Bien plus tard, les ouvriers ont même déclaré qu’ils devaient aux handicapés la baisse d’absentéisme: ils montraient ainsi qu’ils ne les considéraient plus comme des travailleurs (déficitaires), mais en tant que “révélateurs” de leur propre façon de travailler. Ainsi, identifiée à leur oeuvre d’“analyseurs”, la production des handicapés ne faisait plus de doute.
Cet exemple m’amenait à penser que la production et le travail peuvent être différents de ce que nous pensons, car il peut y avoir production autrement que par l’“action sur” la nature, sa “métabolisation” (Marx). Celle-ci peut être en outre effectuée par des personnes extérieures à ces unités d’espace et de temps que sont l’entreprise et l’administration, en dehors desquelles il n’y a pas, semble-t-il, d’activité de travail reconnue.
Cependant, j’employais toujours les mêmes notions et je continuais à formuler le problème en termes de production et d’utilité, cette dernière étant définie par la capacité de production. Je m’évertuais ainsi à montrer l’“activité” des inactifs.
Toutefois, de même que la “production” des handicapés et des grands-mères ne vient pas de ce qu’ils “font” mais du fait qu’ils sont là, à la limite sans “rien” faire, de même, la non-réussite de ma première tentative de théorisation a été “heureuse” (pour paraphraser Austin), c’est-à-dire, “efficace”, car elle m’a montré la nécessité de changer de plan d’analyse: quand on ne peut pas résoudre un problème à un niveau, dit B. Russel, il ne faut pas s’obstiner, il faut changer de problème ou le formuler différemment.
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