Introduction

Les avatars de la modernité


Certaines questions font aujourd’hui l’unanimité. Qui n’est pas pour l’égalité des chances? contre la pauvreté? ou contre l’exclusion?

Economisme, industrialisme et d’autres “ismes” sont actuellement mis en question; la mondialisation, le monde devenu un vaste marché, sont interrogés. Des inquiétudes, pressantes, se font jour, des dispositifs de “protection” sont envisagés et souvent mis en œuvre. Cependant, les inquiétudes se révèlent stériles. Les solutions apparaissent, sinon inefficaces, tout au moins partielles.

Au Sommet de la terre (Rio, 1992), à la Conférence de Madrid (1994), de La Haye (2000), de même qu’au Sommet mondial contre l’exclusion (Copenhague, 1995), les décisions ont été prises en vue de “protéger” la nature ainsi que les hommes: la nature, du pillage des hommes et, ces derniers, du chômage. Ces décisions fort sages n’ont cependant pas été suivies de réalisations. Elles ne le peuvent pas et ne le peuvent toujours pas, c’est évident, d’autant que les critères – les catégories mentales – qui les régissent restent toujours les mêmes. Ce sont les catégories d’un “individu” qui se perçoit en opposition à un objet qui serait “posé” devant lui (“ob-jectum” en latin, “gegen-stand” en allemand) et sur lequel il est censé agir pour le maîtriser: cet objet, c’est la nature. Ainsi, tant que la nature reste un objet, “notre” objet, comment et pourquoi se déciderait-on à ne plus abattre par ex. les arbres d’Amazonie?

Pour cet individu, la réciprocité, la solidarité avec l’autre, ne sont pas évidentes: si l’autre est estimé comme un frein à sa liberté, au libre épanouissement de son individualité, comment et pourquoi se limiterait-on en sa faveur? La solidarité devient ainsi l’affaire du “social”: il faut –dit-on– “faire du social”.

Il s’agit en fait d’un paradoxe.
En effet: comment prétendre faire une société “solidaire” en continuant de nous servir des critères devenus maintenant inefficaces, à savoir, en nous pensant toujours comme des individus enfermés en eux-mêmes, dont les relations avec les autres ne peuvent dès lors exister qu’en termes de pouvoir et de rapports de force, rapports qui nous paraissent “naturels”?

Un jeune participant à un récent séminaire: «Dans notre société tu es ou loup ou agneau, tu n’as pas le choix: tu manges ou tu es mangé. Le pire est que si tout le monde condamne le loup, personne ne veut être un agneau. La bestiole était valorisée autrefois, maintenant elle sert à faire pleurer. Aujourd’hui, il y a des individus/agneaux qui sont secourus, on leur donne toujours à bouffer et quelquefois à se loger, mais cela ne change rien à leur statut de paria ou presque. Il y a aussi des peuples/agneaux qui sont dévorés sous les yeux en larmes de tous, qui cependant ne peuvent rien: qu’ils bougent –et c’est rare– ou qu’ils ne bougent pas, le résultat est pareil.
Le pire c’est que ces agneaux ne le sont pas vraiment, agneaux, car ils ne rêvent que d’une chose: devenir à leur tour des loups car c’est eux qui sont estimés, et non pas les agneaux, méprisés même et surtout quand on ne le dit pas. Ils sont des faibles dans un univers où l’on pleure sur la faiblesse –avec sincérité, ça donne bonne conscience– mais où l’on n’a d’estime que pour les “forts”; aujourd’hui c’est le fort qu’on admire, j’insiste».

La question, importante, est de savoir si nous pouvons sortir de l’alternative: “fort/faible”, qui renvoie –on va s’en rendre compte– à l’alternative “économique”/“social”: les termes “économique” en relation avec fort et “social” avec faible, c’est-à-dire avec la défense de celui qui est considéré comme faible, un exclu.

Exclusion: la démonstration frappante que nous pensons toujours en terme d’exclusion c’est le fait qu’une partie de plus en plus large de population est décrite dans les rapports de l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques) comme “inactive”. Il n’y a pas une description positive de ce que ce terme veut signifier. Ainsi, une partie de population est décrite par ce qu’elle n’a pas, ou mieux, ce qu’elle n’est pas; une population dont les membres sont désignés uniquement par des négations, non-travailleurs, non-productifs, etc.

Cette description a été l’origine de mes réflexions.

– Première réflexion: d’ordre linguistique, elle concerne les adjectifs et substantifs composés négatifs qui désignent actuellement les membres de toute une partie de notre société (appelés in-actifs, im-productifs).
Le mot péjoratif “inactif” implique un jugement dévalorisant. Dire qu’il y a des “exclus", c’est en faire, disait Austin (1970), c’est se comporter en fait comme si un tel phénomène existait en soi. En désignant des hommes comme “exclus", nous nous autorisons à les traiter comme tels, sans nous préoccuper des principes et des valeurs que, pour ce faire, nous sollicitons et en vertu desquels nous parlons en ces termes. Pour nous, adultes-responsables-actifs-productifs, les exclus, ces autres hommes que nous, secourus, aidés, infériorisés, relevant autrefois de la “bienfaisance” et maintenant du “social”, constituent un problème.

L’anthropologie avait décrit autrefois certaines populations comme “primitives”: faute de moyens adaptés, elle les avait désignées ainsi, de façon uniquement négative: sans histoire, sans logique, sans économie, etc.

Or, l’anthropologie est revenue de ces définitions.

Cela n’a cependant pas été le cas en sociologie: démographes et sociologues s’expriment toujours en termes d’“in-actifs” qui, de plus, sont considérés comme “im-productifs”, désignant ainsi, encore une fois, des groupes sociaux par ce qu’ils ne sont pas.

Malheureusement, si les inactifs n’existent que désignés par des caractéristiques négatives, ceux que nous allons définir positivement comme des “travaillants” n’existent pas encore; autrement dit, les in-actifs n’ont pas (encore) laissé la place à ceux qui seront configurés en terme de “travaillants”.
Une précision s’impose en ce qui concerne le terme de “travaillants”, né d’un clin d’œil aux “travailleurs”, lors d’une intervention au Congrès International de l’Université de Sherbrooke (Canada, 1981). J’ai été en effet amenée à émettre l’hypothèse que le mot “travailleur” entretient probablement avec le verbe “travailler” le même rapport, pervers, que le terme “voyeur” entretient avec le verbe “voir”, les “bons” rapports étant aujourd’hui indiqués, d’un côté, par “voyant” et de l’autre part par “travaillant”, participe, à la fois, présent et actif.

D’où mon propos: effectuer en sociologie ce qui, depuis longtemps, a été fait en anthropologie, d’autant plus que de nouveaux moyens nous le permettent.

– Deuxième réflexion: d’ordre démographique, elle concerne le nombre même de ceux qui sont désignés comme inactifs, en augmentation constante.

En effet, jusqu’à ces dernières années encore, la proportion des “actifs” par rapport aux “inactifs” s’accordait avec la représentation habituelle qui consiste à penser les actifs comme ceux qui prennent en charge les “inactifs”. Ces derniers, de leur côté, menaient une existence sinon paisible, du moins possible, en “marge” de la société productive, vivant, disait-on, de celle-ci, au titre de consommateurs.
Maintenant, les proportions se modifiant, la représentation habituelle, ayant pour base la population active, ne correspond plus à la réalité. L’on se trouve devant une situation jugée habituellement difficile, mais dont l’on ne conteste pas les données.
L’on pense, en effet, qu’il y a “objectivement” un certain nombre d’inactifs qu’il faut essayer d’adapter (les retraités) et/ou d’intégrer (les jeunes à la recherche d’un emploi, ainsi que les chômeurs). Cependant, l’on ne se demande pas comment l’on est arrivé à désigner, c’est-à-dire à penser, comme inactive toute une partie de la société.
Nous trouvons évident un paradoxe: le paradoxe d’une société qui vivrait du travail d’une minorité, alors que la majorité serait “assistée”. Ainsi, dans cette société, la plus grande partie de ses membres, située en marge, ne peut s’en sortir que par un effort de “réintégration”, de “réadaptation” entrepris par la minorité active à son égard.

Généralement, nous vivons dans une société que l’on critique (il faut plus de justice, plus de solidarité) mais dont l’on pense qu’elle est organisée d’une façon qui nous semble, malgré tout, l’unique possible et dont on ne songe pas à interroger les fondements. Par exemple, nous pensons que l’actif est celui dont l’activité du travail sert la “production” et que celle-ci signifie nécessairement “action sur” l’objet, sur l’environnement.

De ce fait, les équivalences: être actif = travailler = être productif, et ne pas travailler = ne pas être actif = ne pas être productif, semblent aller de soi, ainsi que la distinction actif/inactif.

C’est ainsi que nous avons mis en forme la société moderne. Pour en réparer les dégâts nous mettons en place des dispositifs, des moyens qui nous permettent de soigner les symptômes sans s’occuper de leur sens.

Pour combattre l’exclusion, la pauvreté, les paradoxes de notre société, on reste sur le plan de la “bonne action” où “penser aux plus démunis” permet, entre autres, de se mettre en règle avec sa conscience, en passant cependant du registre individuel d’antan –la bienfaisance– au registre de la modernité –le “social”–.
Mais le don, –que ce soit par la “bienfaisance” ou par le “social”– n’a jamais résolu la question de la pauvreté: il se borne à effectuer une action réparatrice.

Mon parcours théorique:
1) En évitant de prendre pour réalité “objective” ce qui est, en fait, la “mise en forme” que nous donnons à notre société actuelle, j’analyserai les moyens que nous nous donnons pour l’énoncer, la mettre en forme et je pointerai ainsi les catégories énonciatives que, pour ce faire, nous utilisons, ce qui n’a rien à voir avec l’activité de classifier, la classification.

D’abord, les catégories de l’individu qui exerce son action sur l’autre et sur la nature: il pense essentiellement en termes de “droits” et de “rapports de force”, catégories “malheureuses”, critères inadaptés qui, “paradoxalement”, desservent, au lieu de servir, nos aspirations (voilà le paradoxe dont je parlais au début).

2) J’essaierai de présenter les moyens qui permettraient de cesser de penser en termes d’exclusion et de réaliser par contre une économie que l’on souhaite davantage “encastrée” dans la société. D’autres catégories seront opérationnelles: des catégories “heureuses”, car elles énoncent en termes de réciprocité, de “dette”.

Déjà présentes, mais non encore exploitées, ces catégories permettent de repenser, par ex., les notions:
– de travail et de production et de classer comme productif ce qu’on définit toujours comme des “petits boulots”, attribuant ainsi un véritable statut à de “nouveaux producteurs”;
– de “nature”, qui d’objet “posé devant nous”, “sur” lequel nous agissons, est devenue l’“environnement”, ce qui nous entoure: dès lors, l’action “sur” ne peut se penser qu’en termes de “réciprocité”. Cet exemple montre qu’un véritable changement de paradigme est en cours, dont nous n’avons pas encore pris véritablement conscience (le réalisant de façon évidemment inconsciente);
– d’individu, l’individu-indivisé, qui se trouve être à l’opposé même de la réciprocité et en contradiction avec les idéaux de solidarité.

Le défaut de la modernité?

L’obstination à continuer à se servir des catégories de l’individu avec ses aspirations à l’accumulation –le “toujours plus”– visant (on le verra) la complétude imaginaire, avec des conséquences pour nous prévisibles car –c’est mon hypothèse– elles conduisent nécessairement au “désancrage” sur le plan moral, idéologique, et au “désencastrement” sur le plan économique. De là viennent les visées de domination et la nécessité de contrer les dysfonctionnements qu’elles produisent par un antidote, le social: celui-ci est donc la métaphore des dégâts provoqués par l’économique.

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